Les cakes d’amour, la recette !
Flou, tout est flou. Même si je suis à Lieu-Commun c’est-à-dire quasi chez moi.
Tout, autour de moi, surnage dans une brume opaque et dense. Je ne sais plus vraiment où je suis, submergé par le trac et l’émotion, mon réel se déforme. Nous sommes le 16 juin 2017, nous fêtons les 10 ans de Lieu-Commun et dans la foulée à minuit j’encaisserai mes 46 ans !
Ma pression artérielle est à son maximum.
À cet instant, je suis comme dans une bulle mal dépolie, le temps est suspendu et mes sens ont atteint leurs limites. Le déclencheur de toute cette confusion est l’invitation faite à Isabelle Fourcade et Serge Provost, The George Tremblay Show, à performer pour le vernissage de l’exposition L’expédition fantôme. Cette invitation m’a été subrepticement retournée, quelques jours avant la date fatidique ! Je vais devoir endosser le rôle du troisième larron, celui qui passe les plats en quelque sorte ! Ils ne pouvaient à la fois pas me faire plus plaisir et dans le même élan enthousiaste me plonger dans l’angoisse. Si je peux être à l’aise dans les prises de parole en petit comité, je redoute de devoir m’adresser à un auditoire nombreux. Je m’embrouille, mon débit de parole s’accélère, mes pensées deviennent confuses et ma respiration devient haletante. Je n’ai rien du ténor du barreau, je subis plutôt la paralysie asphyxiante de l’entretien d’embauche. Mais ici c’est plus simple, je performe, je suis dirigé, j’accompagne le duo facétieux, j’entame un pas de deux exponentiel qui accélère la rotation de ma petite planète.
Isabelle et Serge, à l’aide de quelques accessoires bricolés avec amour, de costumes mi-élégants, mi-surannés et surtout d’un scénario limpide, plantent une atmosphère dense et vertigineuse. Chacune de leur performance fait se télescoper les genres, en se gardant bien de se fourvoyer dans l’air du temps. Nous sommes plus proches du cabaret que de la conférence.
Cet attrait pour la comédie, la magie de l’enfance, n’enlèvent en rien la teneur critique et sérieuse du propos, au contraire. C’est avec générosité et habileté que le duo nous entraîne dans son sillage constellé d’étincelles. Pour ne pas faire pâle figure à leurs côtés, et anniversaire oblige, j’ai revêtu mes plus beaux atours (tout est relatif, bien sûr) : mes fausses Repetto TM, blanches, un pantalon de smoking et une chemise hawaïenne en nylon noir, ornée de feuilles de monstera et de fleurs d’ibiscus. Un feu d’artifice aux couleurs vert et rose ! Une certaine idée de l’élégance partagée par The George Tremblay Show, qui arbore avec distinction fourreau vert et des talons dorés pour Isabelle et un costume noir aux parfums de casino de province pour Serge. Bon goût ou mauvais goût, vilaines filles et mauvais garçons, chez eux le principe d’opposition n’existe pas, nous avons plutôt affaire à un art précis de la contradiction ou l’oxymore esthétique a valeur de manifeste !
C’est parti pour une performance aussi intense qu’un tour de montagnes russes. Sens du spectacle, suspense et émotion se déploient par strates successives. Humour pince-sans-rire et sérieux pamphlétaire tiennent en haleine l’auditoire attentif dont la gourmandise conceptuelle et subjective est rassasiée par la densité du propos. Vient d’abord un texte hagiographique dont je ne peux m’empêcher de vous retranscrire un passage qui flatte ardemment mon ego et surtout réchauffe mon cœur : "... Ce matin encore, c’était l’hiver. Lieu-commun depuis que tu es là, le ciel est plus clair.
Il y a du soleil dans les rues, sur les toits. Le printemps est là avec toi. Il y a dix ans nous étions à la plage, ... maintenant ... la réalité existe ! Une telle longévité engendre bien évidement un savoir faire inégalé. C’est pour cela qu’avec la complicité de Manuel Pomar, son éponyme directeur artistique, nous allons vous délivrer la célèbre et légendaire recette de l’accrochage à la Lieu-Commun.« Débute alors mon office consacré à l’ineffable recette de l’accrochage d’art contemporain réussi, de quoi m’identifier à Catherine Deneuve, chantant celle du cake d’amour dans Peau d’âne ! Ce qu’il faut retenir ici, c’est avec quelle promptitude est expédiée la sempiternelle querelle entre les anciens et les nouveaux. L’œuvre du passé (un sommaire tableau blanc, rayé verticalement de jaune, suivez mon regard) est rapidement décroché et relégué sans passer par la case réserve ... Pas de conservateur dans cette recette, que du bio pour éviter indigestion et aigreurs diverses. Un dosage sensible et subjectif, de la véritable cuisine d’amateur qui évite habilement les écueils d’un professionnalisme désincarné ne s’accomplissant que dans l’efficacité des chiffres. Ici les dosages se font »a visto de nas« . Nous appliquons un axiome qui nous est propre, »les vrais professionnels de la profession sont les amateurs." Amateurs tellement amoureux de l’art, que celui-ci génère sur leur métabolisme une étrange chimie, les métamorphosent eux-mêmes en œuvre.
Ne reste plus pour affirmer la pertinence de la nouveauté (si toutefois elle peut encore exister) que d’accrocher lesdits amateurs au mur pour assister à un spectacle inédit, le déhanché chorégraphié de nos deux performeurs Isabelle Fourcade et Serge Provost qui, dans un mouvement chaloupé, nous offrent en cadence leurs postérieurs à contempler, donnant tout son sens à la notion trouble de tableau vivant ! Là, le public, subjugué et hilare, profite de ces quelques instants de folie avant, comme indiqué dans la recette, de rejoindre le bar pour le fameux pot de l’amitié.
Sentiment parmi bien d’autres que The George Tremblay Show met en exergue dans ses performances, pour nous rappeler que l’art n’est rien si il n’est vécu.