Agrumes dans la brume

Florence Beaugier Piovesan, 2018

Bordeaux, dans le sud-ouest de la France. Selon une légende urbaine vieille de plusieurs siècles, il y pleut bien plus qu’ailleurs dans le pays, et les jours qui s’écoulent s’acharnent et corroborent le mythe. On dit que c’est dans le quartier Saint-Pierre que se produira le couple d’artistes qui constitue The George Tremblay Show. Le titre de leur performance - Tout est mélancolie au dehors comme au-dedans - est intrigant, comme inspiré par la météo de ces derniers mois. Par une fin de journée qui vit enfin apparaître timidement le soleil, je me rends donc au lieu de rendez-vous.

En arrivant, je trouve une galerie vide, murs blancs, sol béton gris. Par terre, des indices de ce qui va avoir lieu. Il n’est que 19h à ma montre, je suis en avance. Un espace est délimité comme une scène de crime par un scotch blanc, bien organisé, rangé. Je vois une jupe plissée IKB (comprenez bleu Klein), elle est posée droite, figée, sculpture de tissus verticale et amidonnée. Plus loin un tube de rouge à lèvres rouge, une paire de tennis bleu marine à l’impertinente semelle jaune fluo. Aurais-je affaire à des coloristes ?
Contre le mur, une cigarette, un cendrier en laiton au look rétro, un peu baroque et une bougie couleur vieil or à coté, un briquet. Une croix est dessinée au scotch orange, il y a des enceintes noires, des cales taillées en biseau dans du bois clair. À l’opposé de la pièce, un meuble métallique, utilisé dans les années 80 par les secrétaires pour classer les documents, aujourd’hui il est devenu un objet de design, « vintage » dit-on.
Je remarque que flotte une légère odeur âcre, acide. Je n’arrive pas à déterminer son origine.
Le temps passe, les gens arrivent les uns après les autres, regardent curieusement, comme moi, les objets disposés pour la performance. Patientant devant la galerie, ils bavardent et disent tous en avoir assez de la pluie, de la bruine. Pourtant, à cet instant, il ne pleut pas …

19h45 : la foule est dense, je compte une centaine de personnes. Les portes de la galerie s’ouvrent, le lieu n’est pas bien grand. Nombreux, mais étrangement discipliné, le public s’entasse, se range dans la galerie, respectant religieusement l’espace tracé au sol par les artistes.
Le silence se répand, passant de l’un à l’autre.

Une femme, petite brune, mince, un homme grand, brun, maigre, pieds nus, s’avancent.
Elle porte un court pull blanc en mohair, manches mi-longues et un collant couleur chair.
Lui, un tee-shirt décolleté IKB et un pantalon noir.
Ils sont côte à côte, puis, face à face.
Sur la pointe des pieds, elle gare ses talons sur les cales en bois.
Il lui prend le bras, lui permettant ainsi de tenir l’équilibre.
Musique.

Sur Vu de l’extérieur de Serge Gainsbourg, rencontre des bouches, muscles orbiculaires bandés, ils s’embrassent, yeux mi-clos, langues dansantes, contact humide et bruyant. Je pense au Baiser de Mardi gras de Francis Picabia…
« Mais qu’est-ce qui m’a pris d’me risquer à l’intérieur ! (…) C’était bon, ça évidement, mais tu sais comme moi que ces choses-là n’ont qu’un temps. (…) C’n’est pas beau, même assez dégoutant (…) ».
Loin de The Big Kiss, baiser performé et désincarné de Annie Abrahams, ou de celui payant (5 Fr) que Orlan distribuait à la FIAC en 1977, ce baiser aspire lentement le public vers l’intériorité. L’intime, l’échange, « Un couple n’est vraiment un couple que s’il transpire » écrivait San Antonio, et là, ils transpirent !
La fin de la chanson achève le baiser.
Ils se regardent, s’essuient la bouche du dos de la main. Tels les célèbres performeurs Marina Abramovic et Ulay, ils se tournent le dos et se séparent.

Elle se penche sur le miroir qui sert de socle à la jupe bleue, et se met délicatement du rouge à lèvres, qu’elle estompe avec un mouchoir en papier.
Il s’assoie et enfile la paire de tennis.
Elle passe des escarpins noirs très hauts.
Ils se redressent. Ils se font face.
Musique.
Bang, bang de Nancy Sinatra.
Il se place sur la croix orange et se met à courir sur place.
« He shot me down, bang, bang ».
Elle passe ses jambes dans la jupe sans la déranger. Elle la remonte le long de ces jambes et l’attache à sa taille dévoilant au sol une maquette de Lande vallonnée et boisée par de tout petits arbres qui se déploient autours de ces pieds chaussés.
« I shot you down Bang, bang ».
Sur la croix, il court.
Elle attend.
Il court, le regard fixé droit devant lui.
Elle est statique, statue au centre de la Lande miniaturisée.
La chanson est terminée.
Il arrête de courir. Essoufflé, il enlève ses chaussures. Il saisit la bougie, l’allume, l’éteint. Il l’allume de nouveau et la fixe au centre de la croix orange.
Elle est immobile, seul son regard circule dans le public. Que voit-t-elle ?
Il allume la cigarette, s’allonge par terre, à ses pieds, en chien de fusil, coude au sol, tête dans la main. Le cendrier est posé à ces côtés.
Elle déplie des feuilles de papier blanc. Elle lit.

Au bout de quelques phrases, je reconnais le texte, un assemblage d’extraits tirés du Chien des Baskerville de Sir Arthur Conan Doyle.
Sa voix est agréable, fluide, assurée.

Il fume tirant de longues bouffées dont il souffle la fumée vers la maquette. La brume est sur la Lande.
La lecture se termine par ces mots « Tout est mélancolie, au dedans comme au dehors ».
Il écrase la cigarette et se lève.
Elle sort délicatement de la maquette.
Ils s’avancent ensemble vers le public et font signe qu’ils vont passer la ligne blanche.
Renversement de l’espace, lent et doux mouvement de foule. Je les perds de vue. Je n’aperçois plus que leurs têtes.
Il est à côté du meuble de bureau métallique. J’entends qu’il en ouvre une trappe. Il me semble qu’il a ôté son tee-shirt bleu Klein et qu’il enfile une chemise blanche à petits motifs noirs.
Elle s’est éloignée de lui et s’est placée en face. Elle attache et détache ses cheveux. Je ne la vois plus.
Musique.
Bang, bang ! Résonne de nouveau mais c’est une version différente de la première, je reconnais la voix de Dalida, elle chante en italien.
Il continue de s’habiller, interrompant ses gestes pour ouvrir les trappes du meuble et attraper des citrons qu’il jette un par un vers elle.
Elle s’en saisit et croque à pleines dents chaque fruit.
Bang ! Bang !
Je pense à la nature morte au citron pelé du peintre hollandais De Heem. Le citron était son motif préféré, il s’amusait des variations picturales auxquelles donnent lieu la lente émergence de l’objet jaune hors de la pénombre sur ce fond sombre et uni si caractéristique de cette peinture du 17e siècle.
Bang ! Bang !
La volonté de suggérer les valeurs tactiles des choses est ici comme dans la peinture du hollandais, une incroyable apparition !
Bang ! Bang !
Il ouvre les trappes, enfile un nœud papillon, nouveaux citrons jetés ! Elle attrape ! Elle dévore !
Bang ! Bang !
Odeur de citron.
Bang ! Bang !
Fin de la chanson.
Elle s’avance vers lui.
Ils tournent le dos aux présents, ensemble ils partent dans la rue. S’éloignent, disparaissent.
Le public met un temps à réagir, hésitant, finalement, il applaudit et sort de la galerie.
Au dehors, l’odeur de cigarette, comme après l’amour, le public fume, brouillard du soir.
Au dedans, il ne reste que les pelures jaunes, la pulpe, le jus des citrons au sol. L’odeur acide me fait monter les larmes et m’embue les yeux. Les trappes du meuble sont restées ouvertes. Les chaussures attendent sagement derrière la bande blanche.
Je regarde la maquette et pense à cette citation de Lamartine « La nature répugne à la réalité ; Dans le sein du possible en songe elle s’élance ; Le réel est étroit, le possible est immense ; (…) ». Le réel est ce qui est sans double. Sensément, il n’offre ni image ni relais, ni réplique ni répit. Il est donc particulier, unique, non dédoublable, intraitable. Pfff … Disons qu’il est avant tout une idiotie, et l’artiste aime à traiter de l’idiotie et évoquer le réel ! J’ai le sentiment d’avoir voyagé dans un réel lointain, à jamais relégable dans le miroir de ma mémoire, dans un réel voisin et familier, car toujours en vue. Je fus aspiré par ce qui est une tentation inhérente à l’intelligence de l’artiste, celle de remplacer le réel par son double, l’explorer… J’ai donc ce soir tenté l’aventure de l’idiotie, et suis ainsi entrée de plain-pied dans le processus de l’art.

« Lorsque le docteur Mortimer eut achevé sa lecture, il remonta ses lunettes sur son front et regarda Sherlock Holmes. Ce dernier bâilla, jeta le bout de sa cigarette dans le feu et demanda laconiquement :
« Eh bien ?
— Vous ne trouvez pas ce récit intéressant ?
— Si ; pour un amateur de contes de fées. » Le chien des Baskerville, Arthur Conan Doyle.

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