Chant des pierres d’amour... (Dolce Acqua)

Manuel Pomar, 2020

Je suis une pierre
pierre scellée parmi mes sœurs
là depuis des siècles
Lovée depuis des siècles dans le vieux chemin de ronde de Duilhac
je suis une pierre de la fontaine des amours qui plus jamais ne bougera
l’eau y coule abondante et fraîche à l’ombre du saule pleureur
où les vers de Ronsard font écho aux crépitement, de l’eau
« Quiconque en boira qu’amoureux il devienne »

Des amoureux j’en ai vu passer
qui, en toute innocence, viennent y boire pour ranimer la flamme
rien de plus simple et pourtant rien de plus décisif
Nous les pierres sommes habituées
Nous nous aimons et œuvrons ensemble à tenir le mur
Combien de villageois, gamins ou anciens ont bu notre eau ?
Combien de touristes ont batifolé à la source ?
Notre amour irradie les Corbières
J’espère qu’ailleurs au monde, coulent de semblables eaux …

Je suis une pierre
pierre scellée parmi mes sœurs
bercée par le doux clapotis des flots
encore là pour des siècles, l’éternité peut-être
pour nous le temps bégaye …
Si chaque amour est unique, tous répètent les mêmes gestes
en découvrant les mots gravés
ils se penchent pour s’y désaltérer
convaincus par la force des mots, que leur amour se perpétuera bien au delà du temps et de la présence protectrice du saule

Jusqu’à cet été torride, où le village s’anima d’une fébrile ébullition.
Au commencement, des inconnus déposèrent à nos pieds un objet insolite, masse blanche immaculée,
une baignoire !
Elle est demeurée là, quelque temps comme échouée.
Un soir, de nombreux visiteurs, sans se désaltérer, ont simplement attendu.
Alors, non pas nu, mais ceint de peignoirs de soie, chargé d’un étrange fardeau, un couple est apparu descendant l’escalier.

La femme et l’homme, accompagnés d’un noir félin figé, débutèrent alors un singulier manège.
Le chant de la source, sur une douce musique italienne berçait ce qui semblait une danse nuptiale ...
L’homme installa une gouttière pour recueillir notre eau et alimenter la baignoire.
Une fois la vasque remplie et après s’être langoureusement trémoussés au son de la mandoline
Ils abandonnèrent leurs parures nocturnes
se sont immergés, ébroués, caressés, leur regard magnétique tissant entre eux un lien à nul autre pareil,
bien que trempés jusqu’aux os, jamais l’ardente flamme ne vacilla.

Nous les pierres, même dépourvues de l’élégance du marbre de la fontaine de Trévi,
jouissions là d’un spectacle aussi torride que celui légué par Anita et Marcello.
Oui, les pierres aiment le cinéma.
Certes, pas de Federico dans les parages pour nous consoler de cette absence tutélaire,
mais quelle fierté de ne pas être une de ces vulgaires fontaines voleuses qui soutirent quelques pièces
pour exaucer un vœu ...
Nous, nous offrons l’amour sans rien en échange !
Quand un frémissement me tira soudain de mes rêveries romaines !
À la nuit tombante, du fond de leur minuscule piscine nos amoureux sortirent des habits de soirée tout trempés avant de s’en vêtir.
Et disparurent comme ils étaient venus, d’une robe et d’un smoking parés
laissant derrière eux, une trainée d’eau à l’aura amoureuse

Le frisson d’amour qu’ils venaient d’attiser,
s’est répercuté dans chaque veine de la roche
jusqu’à la plus haute pierre de la chapelle San Jordi
Moi j’ai même pleuré, à peine quelques larmes,
pudiquement accompagnées de l’esquisse d’un sourire
Mes sœurs et moi avons tremblé, je suis certaine que le mortier à cédé
sous une tectonique des plaques amoureuses déclenchée par un Cupidon détrempé !

Nous les pierres, tout comme vous, sommes vivantes
Pétries d’émotions, bercées par les rêves
Nous les pierres, sommes liées
par la terre ou le ciment
mais aussi intimement connectées
Chacune d’entre nous connaît le monde dans son entier
nous savourons la caresse du vent, comme l’odeur de la terre
et plus encore le chant des pierres d’amour.
Cet instant unique, ici, à Duilhac-sous-Peyrepertuse,
nous pierres de la source
l’avons amplifié, propagé …
Longtemps encore nous le chanterons !
Écoutez bien quand vous boirez à la fontaine,
le double écho d’amour résonner dans le bruissement de l’eau,
cristallin comme le son d’une mandoline ...

 

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