Le crépuscule (Permanent paradise)

Sylvain Coatleven, 2021

Extérieur-crépuscule. Une esplanade de bitume, un bâtiment en arrière-plan, du béton manifestement. Le bruit du moteur d’une voiture américaine en approche.

Les voitures américaines, spécialement les modèles des années 1960 à 1980, ne font pas le même bruit que les voitures européennes. Il s’agit d’une marchandise immédiatement signifiante, dont l’image et le son, la carburation, ont été médiatisés jusqu’à nous par de nombreux films ; la voiture américaine est en effet directement spectaculaire : elle a une gueule et elle a un bruit, presque une musique. Elle consomme quinze litres au cent. Une ligne de fissure parcourt le pare-brise du modèle qui vient de se garer face au bâtiment en béton, en dehors de tout marquage au sol. En tout état de cause, il y a de fortes chances que la taille de cette Buick 1973 excède fortement la surface d’une place de parking française, pas assez large, carrosserie trop imposante, c’est presque certain, mais ne nous égarons pas et continuons notre observation.

De la Buick, côté passager, celle que l’on appelle communément la place du mort, sort une femme, en trench beige, Burberry sans doute, lunettes noires, cheveux noirs, elle fume une cigarette. Il y a fort à parier qu’il s’agit d’une marque de tabac américain, car tout ou presque a un aspect américain ici, l’ensemble de cette mise en scène s’inscrit dans un réseau de signifiants, c’est-à-dire que cet agencement d’objets et de marchandises convoque avec lui une formidable quantité de récits, pour ne pas dire un monde à part entière. Ce sont les éléments d’un discours immédiatement compréhensible. C’est ce moment où dans les films américains quelques détails suffisent au spectateur pour qu’il ressente l’Amérique, pour qu’il se dise, ah oui, là on y est vraiment, on y est pour de vrai, il s’agit vraiment d’un film américain. Regardez maintenant, la femme n’a tiré que deux lattes sur sa cigarette et elle l’écrase déjà, du bout du pied, nonchalamment ; ce que l’on vient de voir est décidément profondément américain, une telle désinvolture face à la vie ne s’observe que là-bas.

La fumée de la dernière bouffée est exhalée et se perd dans la lumière des projecteurs, car c’est important et je me dois de le mentionner, la scène dont je viens d’effectuer la description est éclairée par de puissants projecteurs ; c’est évidemment excessivement cinématographique, et/ou théâtral, et surtout plaisant. Très neo-noir dirions-nous s’il fallait s’essayer à catégoriser, s’il fallait faire entrer dans une case stylistique ce à quoi nous assistons.

Cette femme, qui vient d’écraser sa cigarette, nous l’appellerons A. Une courte attente et A se dirige vers le coffre. Il est vrai que dans la fiction américaine il s’agit souvent de la véritable place du mort, les coffres américains sont plus volumineux, on peut y mettre très facilement tout un tas de choses, des outils, des pelles par exemple, mais également des corps. Tout est toujours plus grand en Amérique, et les corps qui prennent place dans des coffres peuvent d’ailleurs y être indifféremment, à des degrés divers, vivants ou morts. Les américains savent ménager le suspense et si l’on était au cinéma, disons dans un film noir, ou dans un film jouant avec les codes du film noir, on pourrait alors imaginer un montage répondant à une logique de plongée/contre-plongée ; plongée, correspondant au point de vue interne de A lorsqu’elle ouvre le coffre, nous verrions alors ce qu’elle voit, c’est à dire un homme dont les yeux vont devoir s’habituer à la lumière dont il était privé et qui viendrait vriller l’objectif de la caméra, ce serait là la contre-plongée. Un homme dont les poumons vont se remplir d’un air salvateur au moment où son regard, désormais libéré de l’obscurité, réussit à cerner la silhouette qui se dessine à contre-jour : celle d’une femme qui vient de s’y reprendre à trois fois pour déverrouiller l’ouverture du coffre.

Et c’est donc ce à quoi l’on assiste, un homme vient de sortir du coffre, sous nos yeux et ceux de A.

En toute logique, c’est-à-dire conformément aux attentes des productions américaines, l’homme aurait dû recevoir une balle de revolver dans la tête, traitement administré par la femme se tenant devant lui, ou être déjà mort, mais ce n’est pas le cas. Cela aurait sans doute nécessité trop d’effets spéciaux, c’est une hypothèse, mais il faut bien avoir à l’esprit que l’un des talents d’Hollywood est précisément de détourner les codes hollywoodiens, de nous emmener là où on s’y attend le moins. C’est générateur de plaisir, on aime être pris à contre-pied, c’est ce qui a lieu ici. Aussi, lorsque la femme se détache de la voiture, à quelques mètres, tandis que l’homme qui s’est extrait du coffre se tient debout comme étonné d’avoir échappé à une mort certaine, on comprend que c’est le moment où l’on oblique. C’est la première fois que le film/performance s’écarte des signifiants/codes bien connus, où s’installe une légère distorsion des règles en vigueur. Paradoxalement, tout n’en devient que plus réel.

Cet homme, qui sort en bleu de chauffe du coffre de la Buick 73, pour les besoins du récit, nous l’appellerons B.

La suite des événements, à mesure que décline la lumière du jour, va s’inscrire dans une toute autre logique que celle du film noir américain.

C’est une nouvelle séquence qui s’ouvre, le deuxième acte en quelque sorte. Les schémas du film noir continuent de se tordre lorsque B, aucunement menacé, l’air vaguement surpris, commence à se changer. On pourrait se dire que tout cela est tout de même bizarre, cette façon de s’affranchir autant des codes, car B s’habille d’une chemise, puis d’un pantalon, une paire de chaussures, une veste, il se refait le portrait dans le rétro extérieur gauche de la caisse, se rase. B est un homme nouveau. On pourrait désormais l’appeler B’ tant ce n’est plus le même ; de fait, ce n’est peut-être plus tout à fait la même histoire, après tout, c’est possible.

Parallèlement, A, à quelques mètres de la voiture, se dirige vers ce qui pourrait être décrit comme une table basse montée sur des grosses roues de caoutchouc gonflables avec des jantes renforcées en polypropylène rouge. Plutôt qu’une table basse, il faudrait davantage parler de plateaux de bois, bien que le terme ne convienne pas non plus tout à fait. Ici, vous comprenez bien que la difficulté à nommer correctement cet objet annonce quelque chose de parfaitement inhabituel, quelque chose qui déraille. D’aucuns diront qu’une telle hésitation sur les mots à employer ajoute au malheur du monde, ce qui serait tout de même, convenons-en, légèrement excessif ; car le monde est bien assez malheureux comme cela et les mots n’y changeront rien, mais c’est un autre sujet, passons.

Tandis que nous digressons, A dispose méticuleusement au centre du chariot quelques galets en cercle et une fois cette opération terminée, elle verse quelques pellées de braises de charbon de bois au milieu du cercle, ce n’est ni inquiétant ni très bizarre, c’est simplement peu commun, et très intrigant. On se dit que tout cela est un peu dangereux, mais passons à nouveau. Les galets sont alignés un peu à la manière dont doivent le faire des scouts avec des pierres lorsqu’ils s’apprêtent à faire du feu, du moins c’est ce que l’on imagine des scouts et du décorum bucolique qui les caractérise, des chansons jouées à la guitare autour d’un feu. Car du feu, il va y en avoir mais pas tout de suite, pour le moment il serait plus juste de parler de fumée. Après tout, il n’y a que des braises en contact avec le bois du chariot, c’est une combustion lente dont il est question ici.

Étrange objet que ce chariot, support d’un rituel tout aussi étrange car du plateau s’échappe de la musique, à fort volume à travers des hauts parleurs vissés dans le bois, c’est une chanson de Sreamin’ Jay Hawkins, son célèbre tube de 1956, I put a spell on you. Je t’ai jeté un sort. Le feu, le sort, le rituel, c’est de cela dont il sera question maintenant, c’est en quelque sorte, je le répète, le véritable début du deuxième acte, la fin du roman noir et l’amorce de ce qui ressemble à une cérémonie païenne, un rituel difforme qui mêle de la musique américaine et des éléments de sorcellerie.

B’ se joint à A et dépose également des braises à l’intérieur du cercle. En la rejoignant, il a dû fendre la petite foule qui entourait la voiture, je dis « petite foule » car les corps de A et de B’ ne sont pas les seuls présents sur cette esplanade goudronnée, il y a un public qui assiste à ces gestes et comportements, un public qui observe présentement les deux personnes à l’œuvre. Ce public nous ne l’appellerons pas C, non, nous l’appellerons P, comme public, évidemment.

A et B’, sous les yeux de P, vont se livrer à une liturgie tout à fait réjouissante, tout à fait chelou. Cela débute par une déambulation au milieu du bâtiment, dont les portes sont ouvertes. A tire le chariot, B’ est à ses côtés et P suit, tout le monde écoute Screamin Jay Hawkins qui tourne en boucle. Les braises fument, c’est saisissant, on se retrouve alors dehors, de l’autre côté du bâtiment, A et B’ jettent du petit bois dans les braises et cela s’enflamme, cette fois cela prend feu, les flammes ont un pouvoir de fascination évident sur P, d’autant que ces flammes sont portées par un genre de cheminée musicale sur roulettes parfaitement inhabituelle, P est pour le moins intrigué.

La déambulation continue sur une centaine de mètres et l’on arrive à un endroit que l’on pourrait qualifier de jardin, un petit jardin qui borde la terrasse d’un restaurant, c’est à dire derrière le bâtiment de départ, et il se passe alors quelque chose de très intéressant : les gens en terrasse quittent leurs chaises et se lèvent, attirés par le cérémonial qui est en train de se dérouler à côté d’eux. Le feu et la musique attirent les gens qui viennent grossir les rangs de P.

L’ensemble va prendre une tournure formidable. Tandis que les flammes consument de plus en plus le plateau de bois, la musique s’est arrêtée. Mais sont-ils toujours A et B’ ? On peut en douter, on dirait qu’ils nous racontent une nouvelle histoire. A est assise sur un banc à proximité du chariot et sort une feuille de papier de sa poche. D’une manière détachée, elle lit le texte qui y est imprimé, sa voix est reprise par un microphone qu’elle tient à la main pour être ensuite amplifiée et diffusée à travers des enceintes ; puis B’ lit un autre texte, puis c’est encore au tour de A d’en lire un troisième, etc. Les lectures se succèdent.

Parmi tous les textes lus par les deux personnages, retenons seulement cet extrait de la Bible, tiré de l’Ézéchiel, 25:17, je ne le relaterai pas en entier aussi citons seulement cette courte phrase qui résumera parfaitement tout ce dernier acte : « Et tu connaîtras pourquoi mon nom est l’Éternel quand sur toi s’abattra la vengeance du Tout-Puissant ».

Les lectures ont pris fin, et de la musique sort maintenant des enceintes, de celles qui ont porté les voix de A et B’, c’est un medley un peu fou qui mélange aussi bien Lady Gaga que James Brown, les Bee Gees, Frank Sinatra. Les flammes, elles, prennent de plus en plus d’ampleur sur le chariot. Les chansons ne se succèdent pas vraiment, elles s’entremêlent et se chevauchent. Ça commence vraiment à monter en température. A et B’ dansent autour des flammes tandis que le juke-box devient taré, ils se marrent, c’est un tohu-bohu où tout se télescope ; puis un pneu en caoutchouc du chariot éclate sous la pression de la chaleur, l’explosion est légèrement inquiétante, on se demande jusqu’où cela va aller, personne ne rie, tout le monde regarde ce spectacle halluciné.

Les flammes consument le plateau de bois, jusqu’à y faire un trou, ça brûle vraiment, B’ interrompt alors sa danse et s’approche avec un seau d’eau pour calmer l’incendie mais ce n’est pas simple. La musique s’arrête et de grands rires enregistrés sortent des haut-parleurs. Ce rire est la conclusion de la soirée. Un rire en forme de question : de quoi rit-on lorsque tout brûle ? Qui rit et pourquoi ? Je ne sais pas.

Mais l’Éternel, celui dont il était question plus haut, l’Éternel, Lui, le sait sans doute. Forcément.

 

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