You are my center
When I spin away
Out of control on videotape
Radiohead, Videotape, In Rainbows, 2007
À l’ère du cinéma dématérialisé, où les multinationales de streaming menacent la survie des salles obscures et transforment radicalement les habitudes du cinéphile, Florian de la Salle, renouant avec la figure du chiffonnier-poète baudelairien, se réapproprie des collections de cassettes vidéo obsolètes pour en faire des œuvres. Son travail s’inscrit dans une forme de cousinage avec les œuvres d’artistes contemporains qui ont fait de la bande magnétique, audio ou vidéo, un matériau d’expérimentation voire de prédilection : citons, entre autres, les tissages de Nawelle Aïnèche, le Mur spectaculaire de Mounir Fatni, les installations de Žilvinas Kempinas {note}1 ou de Dominique Robin {note}2 (ce dernier poursuivant avec Florian de la Salle un dialogue fructueux).
C’est à l’occasion de ses études en école d’art que Florian de la Salle prend conscience du potentiel créatif de la bande VHS. Adepte de Marcel Duchamp, il découvre l’œuvre de Christian Marclay, qui lui fait l’effet d’une révélation, en visitant la rétrospective que lui consacre la Cité de la musique en 2007 {note}3. L’une de ses pièces en particulier, The Beatles (1989), un coussin réalisé au crochet avec les bandes de tous les enregistrements du célèbre groupe de rock britannique, le persuade de tenter des expérimentations avec des cassettes vidéo : il les vide de leurs entrailles magnétiques pour créer à partir de ce matériau des objets, entre le ready-made et la sculpture. Ainsi, dans 2001, l’Odyssée de l’espace (2008), Florian de la Salle engendre à l’aide du ruban magnétique une forme d’os, qui renvoie à l’une des séquences iconiques du film éponyme de Stanley Kubrick : le fameux raccord qui télescope, par la grâce d’une ellipse de quatre millions d’années, l’os que lance un primate préhistorique dans les airs avec une navette spatiale reliant la terre à une station orbitale. L’analogie est lumineuse : l’os est au singe ce que la bande VHS est à l’artiste, un outil aux potentialités infinies, dont les qualités plastiques renvoient à un imaginaire de la science-fiction – le noir de la bande rappelant non seulement le cosmos, mais aussi le fascinant monolithe de 2001.
Cette œuvre séminale connaît toute une série de déclinaisons, dont la plus aboutie – et la plus drôle – est indubitablement Le Père Noël est une ordure (2009). Florian de la Salle débobine la cassette de la comédie culte de Jean-Marie Poiré pour tricoter une sorte de gilet, vaguement similaire à celui qu’offre Thérèse (Anémone) à Pierre (Thierry Lhermitte) dans le long métrage. Le détournement s’accompagne d’un humour subtil, cérébral et surréalisant : la forme créée avec la bande, moitié pull moitié paillasson, sert d’équivalent visuel à la célèbre réplique de Pierre découvrant le cadeau de Thérèse – « Une serpillère, c’est formidable ! » L’œuvre, qui convoque indirectement les calembours visuels de Magritte, aurait pu s’intituler : Ceci n’est pas un gilet.
Onze ans plus tard, Florian de la Salle renoue avec le matériau VHS dans une pièce-performance, De mémoire et d’oubli (2020-2022), réalisée dans le cadre d’une résidence à la Corderie royale de Rochefort {note}4. Le bricolage conceptuel des premières œuvres a laissé place à une prouesse technique : deux collections de centaines de VHS ont servi à la fabrication de deux cordages de soixante-dix mètres de long, la sculpture prenant la forme d’un « long cordon ombilical magnétique remontant au placenta de la machine à rêves » {note}5, comme l’écrit joliment Michel Jeannès. Ainsi que le suggère son titre, De mémoire et d’oubli est une œuvre à entrées multiples. On y décèle d’abord une réflexion, analogue à celle des Nouveaux Réalistes, sur l’ambivalence du monde industriel, partagé entre surconsommation et obsolescence. La cassette vidéo, jadis célébrée comme l’emblème d’un « nouveau spectateur » {note}6 consulté mais aujourd’hui mise à la benne, fait figure de paradigme : rejetées par la société qui les a produites, des tonnes de VHS échouent dans nos décharges comme les goémons sur une plage de sable fin. Pour autant, et même si la conscience écologique de Florian de la Salle affleure ici, il serait réducteur, sinon abusif, de faire entrer l’œuvre dans la catégorie de « l’éco-art », à laquelle elle n’appartient pas totalement (ou pas exclusivement), la réflexion sur l’anthropocène croisant des préoccupations d’ordre sociologique.
Florian de la Salle ambitionne en effet, comme le faisait Arman avec ses accumulations de déchets, de dresser le portrait d’individus ou de groupes sociaux à partir de collections de VHS. Ainsi trouve-t-on dans la collection d’un châtelain davantage de films d’auteurs et de chefs-d’oeuvre de l’histoire du cinéma que dans celle d’un ouvrier à la retraite, où les blockbusters américains fraient avec les comédies franchouillardes. Ce constat, somme toute prévisible, mérite quelques nuances : à y regarder de plus près, des navets figurent aussi dans la collection du premier, et un certain nombre de classiques, pour la plupart enregistrés lors de leur passage à la télévision, sont disséminés dans la collection du second. Abolition des classes par la culture, ou au contraire, nivellement de la cinéphilie par le bas ? Le débat reste ouvert. La VHS, symbole d’une « cinéphilie du futur » qui se conjugue à l’aune de l’arrêt sur image, du ralenti et de l’accélération, est devenue le symptôme d’une industrie du divertissement gagnée par sa propre obsolescence : le support, conçu pour l’archivage de millions voire de milliards d’images, est désormais condamné à l’illisibilité, supplanté par l’irruption du DVD puis du Blu-ray qui ont entraîné sa quasi disparition.
Indépendamment de sa dimension anthropologique, De mémoire et d’oubli peut aussi se voir pour ce qu’elle est, c’est-à-dire d’abord et avant tout une sculpture. L’art de la sculpture, que Florian de la Salle envisage dans le champ élargi de ses pratiques, est presque toujours synonyme de défi technique pour l’artiste. Il en va ainsi de Cosmos (2013), l’une de ses pièces maîtresses, sphère conçue à partir de 3800 aimants sur une plaque en acier, maintenue par la seule force du champ magnétique. Les notions de tension et d’énergie qui caractérisent cette oeuvre post-minimaliste sont à nouveau présentes dans De mémoire et d’oubli : elles résultent du mouvement de torsion nécessaire à la réalisation des cordages, mouvement qui détermine la morphologie de l’œuvre. Cette problématique du rapport entre le geste et le matériau renvoie à l’Arte Povera, notamment aux œuvres de Giovanni Anselmo, avec lesquelles les sculptures de Florian de la Salle partagent une même esthétique du dépouillement et de la précarité.
En 2011, dans Rêve de champion, Florian de la Salle avait provisoirement troqué la cassette vidéo contre une pellicule 35 mm dénichée sur les étagères d’Emmaüs {note}7, coupée en deux morceaux étirés et emboîtés pour leur donner la forme d’un trophée sportif. Le principe est similaire à celui des premières oeuvres conçues à partir de VHS, la « sculpture » désignant la fragile réplique d’un objet emblématique du film. L’apparente simplicité du geste se fonde sur l’économie du dispositif, qui relève à la fois du jeu d’enfant et du rafistolage – seul un petit morceau de scotch permet de maintenir les deux parties de l’assemblage. De mémoire et d’oubli en constitue le négatif, dans l’envergure et le mode opératoire aussi bien que dans l’intention : pour la première fois, Florian de la Salle s’autorise en effet à sortir de son atelier pour créer in situ, dans un lieu historique et patrimonial, une œuvre monumentale et participative.
Pour réaliser ses cordages, l’artiste s’est attaché les services de divers intervenants (personnel de la Corderie royale ou simples anonymes de passage) qui ont contribué activement au débobinage des cassettes puis au torsadage des bandes magnétiques. Ce n’est pas la première fois que le sculpteur fait appel aux compétences des autres pour investir un savoir-faire artisanal. En 2015, il avait sollicité avec Dominique Robin un tourneur sur bois et un maître cirier pour la conception d’une pièce commune, Réaction, qui fut présentée à la Biennale d’art contemporain de Melle. L’année suivante, dans le cadre du post-diplôme qu’il effectue à l’ENSA Limoges, il se rend à Jingdezhen, un site de production millénaire de porcelaine en Chine, pour y apprendre des techniques de fabrication ancestrales. De cette expérience naissent plusieurs séries, dont Les Gouttes (2017), collection de parallélépipèdes en porcelaine et émail vaporisé, et Pierre de foudre (2017), réalisée avec de la porcelaine recyclée.
De mémoire et d’oubli prolonge cette dynamique de travail en liant de manière particulièrement féconde le matériau et le processus. En appliquant à la bande magnétique VHS une technique de cordage traditionnelle, Florian de la Salle rappelle que l’obsolescence est consubstantielle à l’histoire des techniques : l’invention des machines à vapeur et du câble métallique, tout comme la démocratisation du numérique au crépuscule du XXe siècle, ont accéléré la disparition de savoir-faire et de supports. En se réappropriant des gestes et des matériaux oubliés ou dépassés, l’artiste cherche surtout, par-delà la réflexion salutaire sur nos modes de production et de consommation, à réduire la frontière entre art et artisanat ainsi qu’à redonner du sens à l’expérience artistique. Rejetant l’image de l’artiste dans sa tour d’ivoire, Florian de la Salle s’affirme en digne continuateur de Joseph Beuys, auquel il emprunte le concept de sculpture sociale. L’art serait ainsi à comprendre dans un sens élargi, telle une « essence qui peut mettre de la forme dans tous les domaines de la vie, du travail, et dans tous les champs de force de la société » {note}8. Le procédé du cordage vaut précisément, chez Florian de la Salle, comme un moyen très concret de retisser le lien social altéré voire rompu par le progrès industriel. L’œuvre ne se limite pas à une sculpture « finie » : elle s’appréhende dans un espace-temps élargi, qui débute en amont de sa fabrication et se poursuit au-delà de celle-ci. Elle se veut évolutive, sa présentation à la Corderie royale la donnant à voir sous un premier état, suspendu à de possibles métamorphoses ultérieures.
Davantage que simple sculpteur, Florian de la Salle s’affirme en tant que médiateur : De mémoire et d’oubli apparaît comme la somme des échanges et des relations dont il est l’initiateur et le catalyseur. C’est, semble-t-il, la possibilité d’un art relationnel qui s’engage ici, au sens où l’entend Nicolas Bourriaud : « un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé » {note}9. Non sans humour ni sans ironie, c’est en recyclant un objet industriel produit en série, indissociable de l’expérience solitaire du vidéophage, que Florian de la Salle fait naître une expérience de partage sensible. Rendue hors-service par le déroulement puis la torsion de sa bande magnétique, la cassette vidéo est désormais mise au service d’un décloisonnement des pratiques et des relations humaines. À l’espace de consommation privé, dont le magnétoscope tient lieu d’archétype, l’artiste oppose ainsi un espace de libre-échange où l’oeuvre d’art, au carrefour de la sculpture, de l’installation et du happening, devient génératrice de sens.
1Son Tube (2009), long tunnel de bandes VHS de vingt-quatre mètres de long, avait fait sensation à la Biennale de Venise.
2Il présenta notamment dans son exposition Blackout, à la galerie Louise Michel de Poitiers en 2013, une sculpture-architecture entièrement conçue à partir de bandes VHS, intitulée Maison Fontaine. Voir http://www.dorobin.com/blackout.html
3Replay, 9 mars – 24 juin 2007
4Manufacture royale créée par Louis XIV située au coeur de l’arsenal maritime de Rochefort, la corderie servait à fabriquer les cordages des bateaux à voile de la marine de guerre. Fermé en 1927 puis incendié parles troupes allemandes en 1944, l’édifice, classé au titre des monuments historiques, est restauré en 1985
5Michel Jeannès, « Florian de la Salle ou le subjectif entre parenthèses », dans Insolants, Lyon, Les éditions Solarium Tournant, #9, 2021, p. 5
6Jean-Paul Aubert, « Du cinéphile au vidéophage : naissance d’un nouveau spectateur », Cahiers de narratologie, 11, 2004 [en ligne] : http://journals.openedition.org/narratologie/3
7Il s’agit très précisément de la bande-annonce d’un film américain réalisé en 2002 par John Lee Hancock, avec Dennis Quaid, sur la carrière atypique du joueur de base-ball Jim Morris. Ce dernier a réintégré une équipe nationale à l’âge de trente-cinq ans, douze ans après avoir mis fin à sa carrière de lanceur en raison d’une blessure à l’épaule
8Joseph Beuys, « Entrée dans un être vivant » [1984] dans Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, Paris, L’Arche Éditeur, 1988, p. 47, 50
9Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel,1998, p. 12