« Le progrès en sciences provient toujours d’une combinaison de pensées décousues et de pensées rigoureuses... cette combinaison est notre outil le plus précieux. »
Grégory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, 1980
Parmi les travaux de Florian de la Salle, une pièce nous évoque une maxime, que nous aurions attribuée au Chat de Gelück mais qui s’avère être le titre d’un spectacle de clowns « réflexionnant » à propos du mythe des origines : « Le moule de la poule c’est l’œuf » {note}1. Il s’agit de trois moules de boules, trouvés-choisis et restaurés par l’auteur {note}2. La restauration ou remise en état de l’objet insiste sur l’intention paradoxale de l’artiste qui redonne au moule sa potentialité tout en limitant l’intervention de l’auteur. Le moule est vu dans ses possibles ; sa fonction est de générer des boules. L’artiste souligne celle-ci, stoppe les effets corrosifs du temps sans intervenir sur l’objet ni opérer un détournement. Le moule reste tel quel : plaque ajourée de trous ronds dans lesquels se logent les formes de demi-sphères en creux, nécessaires à la fabrication des boules « en plein ».
Cette pièce nous apparaît aussi fonctionner comme un calembour : les sphères à faire pourraient être entendues comme une invite à « laisser se faire », définissant la place de l’artiste dans une relation d’extériorité à l’oeuvre et conférant à l’action et à la production une pleine autonomie. Sans renier un rapport charnel à la matière, Florian de la Salle revendique en effet un désengagement du processus de création. Il met en place un « protocole » d’expérimentation pour lequel, à la manière d’un scientifique observant un phénomène, il met entre parenthèses l’implication subjective {note}3 de l’artiste dans le faire et trouve/occupe une position tierce d’observateur, en attente de l’ avènement du fait d’art. Le geste artistique, s’il en est, devient la geste ; l’observation rigoureuse d’une épopée, dans un minuscule cylindre de porcelaine ensemencé de sels minéraux ou dans une feuille de papier buvard, tient lieu de fabrication. L’homo faber - qui crée tout de même les conditions pour que la chose advienne – devient homo testis, se porte témoin des faits qui se produisent au cours de l’expérimentation. L’ouvrage donné à voir au regardeur résulte et fait trace d’une aventure qui, par définition, échappe à son regard.
Sans être une thématique récurrente, la sphère apparaît plusieurs fois dans les travaux de Florian de la Salle. On la trouve dans Cosmos (2014) résultant d’un champ magnétique formé-forgé par 3800 aimants qui s’attirent ou se repoussent, amalgamant la matière, ou encore dans Pourquoi serions nous ensemble ? (2015) où 1000 « tenons » de noyer participent de « l’ensemblage » {note}4.
Les particules magnétiques, cette fois-ci déposées sur les anciennes cassettes VHS laissées pour compte avec l’avènement du tout-numérique, font encore signe dans une autre série de travaux. Amplifiant les gestes de tricot qui accompagnaient le rembobinage des bandes lorsque celles-ci se déboitaient de leur logement et s’entortillaient, Florian de la Salle débobine complètement les bandes, les met à l’air et entreprend de les faire tricoter ou tresser en cordes. La bande magnétique redevient matériau au travers de la fabrication. Les rubans restent malgré tout attachés à la cassette originale qui fait alors racine. Le titre du film – Le Père Noël est une ordure {note}5– authentifie avec humour le contenu, film connu, qui a été vu et ne le sera plus, du moins sur ce support devenu désuet. La charge symbolique du film - tissée des images, sons, présence des acteurs, scénarios encore présent , du moins par bribes, à l’esprit de milliers de spectateurs - électrise l’objet réalisé avec les moyens de l’artisanat, et met à la question le regard sur les espaces intermédiaires entre l’objet montré, physiquement présent face au regardeur et les images devenues mentales, contenues dans les particules magnétiques et, convoquées ou littéralement projetées directement sur le cerveau sous forme de souvenirs réactualisés {note}6. Lors d’une résidence à la Corderie royale de Rochefort, Florian de la Salle fabrique une machine pour débobiner/rembobiner une collection complète de cassettes VHS afin de fabriquer des cordages de bande magnétique. L’ensemble ainsi condamné/promu/désigné est la collection complète d’un cinéphile. La notion de matière première n’est plus le film au titre évocateur, mais l’ensemble des films vus par cet amateur-ci qui confie à l’artiste ses goûts, ses choix, ses plaisirs, ses émotions vécues sur canapé au déroulé d’une vie. L’artiste tresse d’abord un regard singulier en un long cordon ombilical magnétique remontant au placenta de la machine à rêves. Les jaquettes des films, méta-images ou images-contenants, censées résumer le film, sont soigneusement conservées. Reliées en un volume cousu-main, elles concentrent et portent témoignage de ce temps privé d’un cinéphile {note}7.
Depuis 2012, Florian de la Salle réalise une pièce annuelle à partir d’une tablette de jeu d’échecs. Le jeu n’est pas a priori considéré pour lui-même en tant que surface divisée en un nombre de cases permettant le déplacement et la combinatoire des pièces ou la bataille de deux armées, mais réduit au cours de l’année à une fonction de tablette. Celle-ci prend donc place pour trois-cent-soixante-cinq jours dans l’atelier et, surface plane d’accueil, reçoit les objets que l’artiste pose dessus (par exemple une jaquette de films), objets en attente et donc préoccupations, temps suspendu. L’an écoulé consacre ce support qui accède au rang d’oeuvre. À partir de 2019, l’artiste ponce la surface, laissant apparaître le contreplaqué sous le placage en noir et blanc. Autoportrait de l’artiste dans l’intimité de l’atelier, travaux en cours, comme le temps suspendu et compté {note}8 du joueur d’échecs. Fin de partie, échec et mat, mise à mort des activités, tabula rasa (ta boule art osa). Clin d’œil ou lien de filiation duchampienne ? Souvenons-nous – c’est un lieu commun de l’art contemporain - que Marcel Duchamp cessa ses activités artistiques pour jouer aux échecs. Ici, Florian de la Salle balaie d’une main l’ensemble des pièces et par là des jeux de l’esprit, retourne au vide de la pensée, fait littéralement en ce temps symbolique du renouvellement, abstraction de tout et des préjugés. Remise en jeu. Le geste de poncer devient ici métaphore de la pensée et fait un grand tout des petits riens qui au fil des activités quotidiennes traversent la conscience, s’y fixent un moment, s’échappent. Chronométrie, mesure du temps à l’oeuvre. Le mot calendrier provient du latin calendarium qui signifie « livre de comptes », qui dérive des calendae (calendes), signifiant « qui sont appelées », du verbe calare « appeler ». Le jour des calendes, les pontifes annonçaient les fêtes mobiles du mois suivant et les débiteurs dont les échéances étaient inscrites dans le calendaria devaient payer leurs dettes à la date concernée {note}9. Calendae-arte faisant la somme des « dettes » et des ratés, des obligations que l’artiste s’est donné, des « à faire » qu’il a pu laisser en suspens…
La dimension temporelle joue aussi un rôle important, voire actif, dans d’autres travaux sur papier ou papier buvard. L’artiste utilise comme encres des sels ou nitrates d’argent qui remontent par capillarité depuis le récipient initial dans lequel l’artiste place le bas de la feuille. Au fur et à mesure de la remontée du liquide dans la surface, se dessinent des lignes, horizons tremblés et indécis. Sous l’effet de la lumière, les sels réagissent et les surfaces colorées se révèlent, passant d’un incolore transparent à du brun, noir, jaune, violet. L’artiste souligne le fait que deux visiteurs de son exposition {note}10 à des temps t0 et t1 n’ont pas vu la même exposition. Si elle est affaire de lumière, la révélation s’inscrit dans une durée. Là aussi, le temps est compté, et pour peu que l’artiste décide d’effectuer une série de mesures, son incidence croisée à celle de la lumière pourrait théoriquement s’étalonner, chaque jour d’exposition étant en soi un événement. Littéralement : une épiphanie de la vie, terme issu du grec Ἐπιφάνεια qui signifie « manifestation » ou « apparition » {note}11.
L’artiste mène d’ailleurs une expérience similaire de remontée capillaire avec les émaux sur des cylindres de porcelaine, qu’il étalonne scrupuleusement en augmentant le pourcentage de sels minéraux. Chaque cylindre paysagé par les oxydes n’étant pas seulement considéré pour la seule beauté des effets de matière, mais dans le rapport à son voisin immédiat, témoin de la quantité de matière apportée et définie dans le « protocole », qui pourrait là évoquer, dans une problématique toutefois très différente, celui d’Opalka {note}12 rajoutant 1% de blanc dans sa longue traversée picturale vers l’effacement. A la galerie Roger Tator, les cylindres colorés émaillés et biscuits sont présentés sur une table. A première vue, l’ensemble composé de deux groupes de pièces – le mot s’utilise en art comme aux échecs - pourrait évoquer les lignes et rangées de pions d’un jeu dont toutes les cases auraient été poncées. En s’adaptant, le regard établit à son tour les « différences qui font la différence » {note}13 entre chaque expérience chromatique. Les décors des porcelaines biscuites ouvrent directement sur cette capacité de la pensée à différencier, partant sur celle de penser/percevoir et, si possible, en affinant celle-ci.
Le sensible et le beau ne sont pas exclus mais plutôt renforcés par cette démarche qui vise rigoureusement à qualifier la nuance.
1Marc Favreau, Montréal, Québec. (1929-2005) Sol : le moule de la poule c’est l’œuf !, avec Sol et Yoyo, CD et livret, Analekta, 2006. Reprise de l’album 33 tours Sol : interdit aux adultes
2Le premier moule restauré fut exposé à la galerie Louise Michel de Poitiers en 2013 (publication sur Instagram le 13 mai 2019, titre : « ils pensent en moi »)
3Nous nous référons ici aux travaux du biologiste et cybernéticien chilien Umberto Maturana qui parle, lui de la mise entre parenthèses de « l’objectivité », la réalité étant une construction mentale de l’observateur. L’artiste engageant ou étant censé engager sa subjectivité dans ses travaux, nous inversons la proposition initiale.
4Le mot « tenons » est utilisé par l’artiste ; le néologisme « ensemblage » est de notre fait
5Pièce datée de 2009, tricot réalisé par Corinne de la Salle
6Exercice : lire le titre du film et essayer de ne pas penser à Gérard Jugnot ou Anémone ?
7Le premier moule restauré fut exposé à la galerie Louise Michel de Poitiers en 2013 (publication sur Instagram le 13 mai 2019, titre : « ils pensent en moi »)
8Pour jouer une partie équitable, les joueurs utilisent une pendule double qui permet d’assurer le même temps à chaque joueur.
9Source : Wikipedia
10Exposition Insolants, Marie Clerel et Florian de la Salle, galerie Roger Tator, Lyon, 28 Novembre 2019- 24 janvier 2020
11Source : wikipedia
12Roman Opałka, (27 août 1931 — 6 août 2011) est « un peintre franco-polonais majeur de l’art conceptuel ». (source :Wikipedia)
13Gregory Bateson, op.cit. supra.