Surtout ne pas passer trop vite.
Prendre le temps, pas seulement de regarder, mais de penser.
Bien sûr, cela vaut-il pour tout commerce avec l’art.
Pour autant, certaines oeuvres s’offrent au premier regard, même si cette perception reste superficielle et très insuffisante. Mais les travaux de Florian de la Salle ne s’accommodent guère de tels coups d’oeil et demandent — en tout cas me demandent — une attention prolongée, porteurs qu’ils sont de questions dont l’implicite est d’autant plus exigeant, et stimulant.
Nul jeu de séduction ici, ni de provocation. Plutôt le sentiment d’un sens énigmatique, ou mieux de sens énigmatiques, à découvrir sous la simplicité apparente des matériaux, des objets et des montages — legs probable de l’Arte povera. Mais peut-être la notion même d’énigme est-elle trompeuse. Car une énigme, par définition, possède une solution unique et déterminée. Or les oeuvres de Florian de la Salle ne se réduisent nullement à des devinettes plus ou moins obscures, mais constituent plutôt des propositions, invitations faites au spectateur à s’interroger lui même. La tentative d’analyser telle ou telle de ces oeuvres comme répondant à une question précise, ou d’abord, la posant, déclenche en fait une insatisfaction suivie du surgissement de nouvelles questions. Peut-être faut-il les considérer comme de véritables kôans visuels. À chacun d’y exercer son propre imaginaire. On comprendra donc pourquoi celui du physicien entre ici en jeu, même s’il n’est pas, et de loin, le seul à être mobilisé.
De cette attente du sens, témoignent les titres dont beaucoup en disent manifestement plus long et moins clair qu’il n’y paraît d’abord. Aussi ne faut-il pas nécessairement s’y fier, pas plus qu’aux noms attribués par les scientifiques à leurs découvertes et qui souvent induisent des représentations trop immédiates. Ainsi de big bang, trous noirs, supercordes : autant d’analogies fallacieuses. Mais si ces termes sont destinés au grand public pour tenter de l’aguicher, à l’inverse, les titres de Florian de la Salle n’ont souvent de sens évident, ou en tout cas premier, que pour lui, et nous invitent à aller au-delà des mots.
Ces œuvres recèlent sous la modestie de leur matérialité immédiate des questionnements d’une singulière profondeur, qui s’ouvrent au gré du regardeur. J’ai d’ailleurs failli oser un jeu de mots quelque peu douteux et, nonobstant la sonorité peu plaisante du terme, intituler ce texte « les articules élémentaires ».
Comme pour les particules de la physique fondamentale, l’élémentarité apparente est un leurre. Ce n’est en effet que dans nos premières approches expérimentales que 6 le proton ou le neutron nous apparaissent comme irréductibles. Étudiés de plus près, et plus activement interrogés, ils révèlent des structures et des agencements internes allant bien au-delà d’une simple juxtaposition de sous-parties. Plus troublant encore est le fait qu’il soit possible à la fois d’affirmer le caractère composé de certaines particules et l’impossibilité de les décomposer. Ainsi, le proton est-il formé de trois quarks, leur combinaison rendant effectivement compte de ses propriétés. Cependant, toute tentative pour séparer ces constituants n’aboutit qu’à compliquer la situation en faisant apparaître des groupements de quarks surnuméraires, sans qu’il soit jamais possible d’individualiser ces sousparticules.
De même plusieurs des propositions de Florian de la Salle m’apparaissent-elles comme des compositions indécomposables. Il ne s’agit nullement de donner sens à des rencontres improbables comme le célèbre rendezvous d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection, où la contingence de l’association est destinée à susciter les interprétations les plus inattendues et les plus arbitraires. Ici règne manifestement une nécessité occulte.
Le travail de Florian de la Salle n’est certes pas le premier qui se refuse obstinément à toute interprétation univoque, c’est même là une caractéristique de l’art contemporain, ou mieux de l’art tout court au regard contemporain. Mais il semble que l’artiste en l’occurrence réussisse une rare conjonction entre la simplicité des moyens et matériaux utilisés et la complexité foisonnante des perceptions offertes.
Jean-Marc Lévy-Leblond, 2013