Artefact

Denis Montebelle, 2018

De quel artefact parle-t-on ? Du mot ou de la chose ? D’un terme qui a chez nous un siècle à peine, deux en Angleterre, ou de ces choppers qui sont les premiers objets façonnés par l’homme ? Les premiers à nous être parvenus, car il y a certainement eu des tentatives avant, sur des matières périssables, végétales ou animales, mais il n’en reste rien, pas la moindre trace. Des galets aménagés (par percussion et enlèvement de quelques éclats, de manière à créer une arête tranchante) qui ont 2,5 millions d’années. Et je ne parle pas des pierres-outils de Lomekwi, non loin du lac Turkana, au Kenya, âgées de 3,3 millions d’années, elles montrent qu’avant l’apparition d’Homo, des hominines taillaient déjà des outils en pierre. Aujourd’hui, je parle de Florian de la Salle et de ses pierres de foudre : j’en parle avec ses mots.

« Cet artefact qui est arrivé entre vos mains a un nom, m’écrit-il, c’est pierre de foudre.

Les Grecs sont les premiers à décrire les silex, pierre polie... Ils pensaient que c’était des pierres tombées du ciel envoyées par les dieux par le moyen des orages, d’ou pierre de foudre.

Donc il pensaient ces objets contemporains, anhistoriques !

pierre de foudre est devenu un nom plus scientifique, lié à un phénomène : lorsque l’orage tombe sur une pierre siliceuse, l’énergie libérée fait fondre dans la roche et produit du verre naturel amorphe.

Mes pierres de foudre sont réalisées avec de la porcelaine recyclée. Les empreintes de mains sont dues au pétrissage qui permet d’enlever les bulles d’air. Une fois sèches, les "pierres" sont cuites à haute température au four à gaz (1380°C). Puis elles sont taillées en différents outils coupants. L’entrechoquement de deux pierres en porcelaine crée des étincelles (triboluminescence) ainsi qu’une odeur très particulière de pierre chaude. Une vitrification apparente sur certaines de ces pierres vient de la présence de défloculant en trop grande concentration dans la terre (la terre de recyclage vient essentiellement de terre de coulage qui contient des défloculants). »

Si je lui demande ce que ces pierres signifient, voici ce que Florian de la Salle répond :

« Ces pierres ne sont pas des allégories ; elles ne signifient rien d’autre que ce qu’elles sont. Sous leur forme vivante elles laissent percevoir leur construction, ce qui éloigne toute illusion. En tant que sculpteur, je vois le monde au prisme du geste. Et pourtant le mystère de la présence des choses reste inaltérable. Je suis donc sensible à ces indices, aussi fins qu’ils puissent être. Et le monde me paraît plus intelligible.

Une grotte aux parois d’horizons

Ce titre est celui d’un travail de chromatographie sur papiers buvard (Farbe macht Feuer - C’est la couleur qui fait le feu - chromatographie que je réalise sur porcelaine, le titre est un emprunt au vers de Novalis Licht macht Feuer), réaliséentre 2016 et 2017.

Je commence par dissoudre un sel dans de l’eau jusqu’à saturation. Puis je prépare 10 récipients dans lesquels je dilue la solution initiale, en diminuant la concentration en sel par paliers de 10%. Les récipients sont remplis de manière à ce que l’objet trempé ne soit immergé que d’un centimètre. Quand tout est prêt, j’immerge les pièces, des cylindres, des plaquettes, voire des buvards pour une série expérimentale en papier. Je laisse alors remonter la solution par capillarité, dans un temps déterminé. Je note le temps du bain. Après cuisson j’identifie les zones de recherche à retravailler afin d’obtenir un balayage le plus fin possible. Ainsi de suite jusqu à avoir les résultats “attendus”. Alors je recommence en changeant les conditions de cuissons, de papiers, ou bien je choisis un nouveau sel. »

Pour parler de ce qui échappe à l’histoire, les archéologues ont une expression, empruntée à Buffon, c’est « le sombre abîme du temps ». C’est le titre qu’a donné à son livre l’un d’eux, Laurent Olivier.

Ces trois buvards, je les regarde comme des symptômes. Comme les symptômes d’une mémoire qui continue à travailler le présent.

Je voyage aussi avec eux, je remonte à l’origine. Avec l’espoir de toucher à la vérité, de la toucher. Cette couleur qui est d’abord, selon l’étymologie, « ce qui cache ». Autrement dit révèle. Un espoir que Florian de la Salle entretient comme un feu :

« La particularité du travail sur porcelaine est l’action du feu pour rendre visible les couleurs qui ne l’étaient pas pendant la remontée par capillarité. Une manière de reproduire les couleurs du ciel ou encore celle des grottes, falaises, montagnes que j’arpentais pendant mon adolescence, quand je rêvais d’être guide de haute-montagne. Du rouge, rose, jaune... du grès des Vosges, le gris, jaune, brun des falaises de calcaire de Ceu ?se ou encore le rouge du massif des Aiguilles Rouges...

Les trois buvards que je vous envoie, sont réalisés à partir de couleur noire industrielle. La remontée par capillarité décompose la couleur elle-même composée de couleurs. Le noir disparaît pour laisser apparaître les couleurs qui le composent.

Une citation de Maldiney qui me parle beaucoup :

’’ Le rayonnement de la couleur engendre une figure dont l’existence précède la définition de son contour. ’’ »

Ce n’est peut-être pas la cueillette espérée, la « belle page de terre » dont rêvait le poète, qu’il lit si souvent dans ses rêves, mais c’est la promesse de traces, de vestiges où mettre ses pas, ses mots. Un élargissement du poème, pour parler comme Jean-Christophe Bailly. D’un poème qui déborderait du cadre, excèderait les limites du poème, ferait trembler puis disparaître les parois de la grotte, repousserait la frontière jusqu’à l’horizon, un horizon à la fois proche et inatteignable. Comme la vérité que je croyais saisir avec cette Pierre de foudre. Quelque chose qui étonne. Et qui élargisse les prisonniers que nous sommes. Qui les libère des apparences. De la forme. De l’avoir.

Je considère cette pierre de foudre comme un objet-mémoire. Je renonce, même quand je la tiens dans ma main, surtout quand je la tiens dans ma main, « à cette espérance d’un passé enfin saisissable en tant que tel, pour (me) laisser engloutir dans la bouche d’ombre où ont été précipités les temps anciens. » (Laurent Olivier op. cit.) Je prends, en la prenant dans ma main, le risque de me perdre dans « le sombre abîme du temps ».

Denis Montebello, 2018

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