Les gouttes

Denis Montebello, 2018

J’ai totalement oublié l’article auquel vous faites allusion. Si j’ai bien collaboré à la Revue des Fossiles, comme vous avez l’obligeance de me le rappeler dans votre message, je ne me souviens plus de l’époque, de la fréquence ni de la teneur de mes contributions. Je sais seulement qu’à la fin mon correspondant me demande mon adresse jurassique.

« Mon adresse jurassique , lui dis-je dans ma réponse, dans la réponse à son mail d’adieu, qu’entendez-vous par là ? »

Ce que je vois, moi, dans la question de cet ami perdu de vue depuis presque quinze hivers et retrouvé par hasard il y a à peine un mois sur Facebook, dans la demande qu’il m’adresse au moment de quitter définitivement Facebook, ce monde virtuel qu’il juge oppressant (un autre ami y voit en ce moment la forme moderne de l’ivrognerie), ce que je vois, c’est l’erreur.

Non sur la personne, c’est bien à moi qu’il envoie son adresse en Italie et ses numéros de téléphones. Et c’est bien mon « adresse jurassique » qu’il me demande, à moi et à personne d’autre qu’il la demande. J’ai beau chercher qui il cherche, si c’est bien moi qu’il vise ou l’autre caché derrière, l’autre qui vit chez moi, qui parle pour moi. L’autre qui répond à mon éditeur quand celui-ci m’interroge. L’autre qui, non seulement parle à ma place, mais aussi s’écoute parler. Se regarde parler dans le grand miroir de la salle à manger. Au point qu’on ne sait plus qui est l’un, qui est l’hôte. Qui est l’amphitryon. Qui est cet amphitryon qui me reçoit chez moi. Me régale de ses bons mots. De ses grands crus. De son Massique et de son Falerne. Qui diable parle par ma bouche. Si c’est le diable qui parle par ma bouche. Le diable, quand il parle, c’est en latin. Le latin est la langue du diable. La langue de l’ultragauche. D’aucuns diront que c’est la même chose, qui veulent diaboliser tout ce qui conteste le système et le gouvernement en place. Pourtant, ce n’est pas pareil. Le diable, quand il parle latin, c’est en le farcissant de mots italiens ou espagnols, pour contrefaire la langue de l’Église. Tandis que ceux qui ne se réclament pas de la mouvance libertaire ou autonome, qui en d’autres temps auraient fait d’excellents moines-soldats ou le Petit Séminaire, ceux-là, même quand ils taguent le Baptistère Saint-Jean, c’est dans un latin impeccable.

C’est le latin que parlait Maternus quand il saccageait Poitiers avec sa troupe de paysans ruinés et de déserteurs. Avec ses misérables. Cela, tout le monde le sait. Tout le monde a lu Hugo ou vu son nom au générique.

Mon ami italien parle de même. Sans la moindre faute. Et avec un vocabulaire des plus riches. Il parle comme un dictionnaire. Me rappelant (aujourd’hui que je l’évoque) que c’est avec son fameux Gaffiot que le vieux Félix a pu se payer sa cave.

Non, j’ai beau me retourner, je ne vois personne. S’il y a erreur, et il y a manifestement erreur, il faut la chercher ailleurs.

Mon ami ne peut pas confondre le Jura et les Vosges. Il connaît trop bien la France, ses régions, ses terroirs. Son amour du latin, je le répète, n’a d’égal que sa passion du vin.

Même si nous nous sommes un peu éloignés ces derniers temps, il sait que je suis né dans les Vosges, mais que je n’y habite plus depuis des lustres.

Les Helvètes avaient le projet de s’établir dans l’actuelle Saintonge. César qui guettait ce prétexte les en a empêchés et a conquis la Gaule.

Moi j’ai quitté sans problèmes ni trop de regrets les Vosges (et non le Jura) et personne ne m’a barré la route ni interdit de m’installer à La Rochelle. Et puis, cet ami d’Italie ne peut pas l’ignorer, l’Aunis n’est pas la Saintonge.

Ce n’est pas non plus une erreur de traduction. L’ami maîtrise parfaitement les deux langues, l’italien et le français. Sans parler du latin qu’il cause comme personne et auquel j’ai un peu de mal à répondre quand nous bavardons sur Facebook. Je n’ai pas son aisance, je n’ai pas le rythme, le temps que je cherche mes mots, que je vérifie dans le dictionnaire, dans ma grammaire la correction de ma phrase, l’autre à l’autre bout est parti pisser, ou se servir un verre, ou fatigué d’attendre il a mis fin à la conversation.

Non, ce n’est pas davantage une erreur de traduction. Comme celle que nous avons relevée ensemble à Vigevano, dont nous avons ri ensemble, quand cherchant « l’entrée » de l’église nous sommes tombés sur « l’engrais ». Une traduction approximative du mot italien ingresso. « Jurassique », cela se dit giurassico en italien. Ou encore jurassico, mais le terme a vieilli. Il n’y a pas là de faux amis. Des amis comme ceux qu’on se fait sur Facebook, qu’on retrouve sur Facebook et qui restent, en dépit des affinités affichées sur leur mur, irrémédiablement éloignés. Parfaitement étrangers. Ils croient s’être trouvés, ces deux-là, et ils sont aussi proches que morbido et « morbide ». Dans l’illusion d’une ressemblance. Autrement dit dans l’erreur.

Nous n’en sommes pas là avec cet ami qui me demande mon « adresse jurassique » avant de quitter ce monde virtuel et oppressant.

Ni avec Florian de la Salle, dans nos échanges.

Dans le dernier, voici ce qu’il m’écrit :

« Cher Denis,

Merci pour votre envoi ! Toujours aussi captivant !

Maintenant une dernière série de "première pierre", Les gouttes.

Je collectionne certaines encyclopédies comme la première édition du Larousse Grand Dictionnaire Universel, le Dictionnaire de la conversation et de la lecture ou encore l’Encyclopédie Anarchiste… Un jour que je les feuilletais je lis le mot céramiste. Et je découvre que le céramiste est un personne qui maîtrise un protocole.

Mais je ne fais que du protocole, je suis céramiste alors ! Je découvre au même moment que l’ENSA-Limoges appelle à la constitution d’une équipe (candidature pour la résidence Kaolin 16-17), voici ma lettre :

’’Cher Kaolin,

j’ai lu votre article sur le Mont Gaoling. Je m’étais cru le seul, jusqu’ici, à être convaincu de son existence. Aujourd’hui, nous sommes deux, demain nous serons dix, plus peut-être, et on pourra tenter l’expédition. Il faut que nous prenions contact le plus vite possible. Téléphonez-moi dès que vous pourrez à un des numéros cidessous. Je vous attends.

Florian de la Salle’’ *

J’embarque pour Jingdezhen en octobre 2017.

*Le passage, vous l’avez reconnu, est dans le livre de René Daumal, Le Mont Analogue. C’est le 37, passage des Patriarches, Paris. L’adresse de Pierre SOGOL, son mystérieux correspondant. C’est de là qu’il écrit. Qu’il lui donne du Monsieur.

Voici donc Les Gouttes

2017

Porcelaine, émail.

Parallélépipède en porcelaine et émail vaporisé, réalisé avec l’entreprise Legle-Lebouc. (pour l’instant seul 7 sur 23 sont finis)

Une fois le volume réalisé, il est entièrement recouvert d’émail. À la cuisson, l’émail se retire des arêtes, le blanc de la porcelaine réapparaît aux arêtes du volume. Les volumes ainsi que les couleurs des parallélépipèdes reprennent ceux d’encyclopédies que j’affectionne et collectionne. Le titre peut faire écho à un motif décoratif de l’architecture grecque classique dont l’origine est fonctionnelle : les gouttes représentent les chevilles qui solidarisaient la charpente à l’entablement.

Reproduites plus tard en pierre à des fins décoratives, les gouttes illustrent le passage de la technique à l’ornement. Ayant perdu sa fonction, la forme demeure et en elle est inscrit le souvenir d’un système de construction.

Le Larousse, qui est encore en mer, arrive de Jingdezhen le 15 février à Limoges. »

J’ai envoyé, en guise de post scriptum, une photo. Elle a été prise en 2010, dans les Vosges. Vers La Bresse. Lors d’une marche. Nous revenions vers le col de Menufosse d’où nous étions partis et où nous avions garé notre voiture.

Gouttes, C’est le nom qu’on donne aux tout petits ruisseaux, dans les Vosges : ils font, pour peu qu’on les écoute, les grandes rivières.

Mais on pouvait y lire autre chose, chercher à voir l’envers du décor, ce qui se cache derrière les gouttes, de l’autre côté de la pluie. De ce miroir liquide qui ressemble, dans mon souvenir, à l’étang de Gemnaufaing dont nous faisons le tour, pour cette marche, une tourbière comme il n’en existe qu’aux débuts du monde et que nous découvrons à la fin du parcours (c’est notre récompense !), juste avant la Roche des Chats.

Je l’ai envoyée aussi, cette photo, parce que Les gouttes ont continué leur travail, leur goutte à goutte, que me venaient, lorsque je pensais au petit cylindre, aux sculptures tournées à la motte et à la corde, des images de stalactites, de stalagmites, et surtout d’excentriques.

Voici donc la photo :

Et la réponse de Florian de la Salle :

« En parlant de gouttes, voici des images du travail sur la couleur que vous avez découvert sous la forme de papiers buvard, ici sur cylindre en porcelaine. Ce travail m’a pris une année. J’ai compté des gouttes pendant une année.

Je compte les gouttes. De l’ancien français conter. Je compte à la fois dans le sens de "calculer", mais je compte aussi dans le sens de raconter : je raconte à la place des gouttes. »

Denis Montebello, 2018

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