Nathan Réra : De mémoire et d’oubli (2020-2022) est une pièce que tu as réalisée à la Corderie royale de Rochefort à partir de bandes magnétiques de cassettes vidéo. Quelle en est l’origine ?
Florian de la Salle : J’ai découvert les possibilités de la bande VHS durant mes années en école d’art. Je m’en étais servi pour réaliser quelques pièces : je tirais la bande hors de la cassette pour en faire un objet, que je formais à partir des milliers d’images constituant le film. Par la suite, j’ai eu l’idée de travailler sur des séries de VHS. En flânant sur le site de petites annonces Leboncoin.fr, je suis tombé sur des particuliers qui vendaient leurs collections, et j’en ai acheté plusieurs. La VHS a complètement disparu des circuits traditionnels, car elle a été supplantée par le DVD… même Emmaüs n’en veut plus !
Es-tu au courant que des cassettes ont atteint des prix record lors de ventes aux enchères ? Une VHS de La Belle et la Bête de Walt Disney s’est ainsi vendue à 60 000 $, et même les médiathèques des universités américaines font l’acquisition de fonds de VHS {note}1…
Oui, j’en ai entendu parler. Mais la plupart des collections se vendent à des prix « normaux », que l’on peut d’ailleurs négocier. Ceci dit, la valeur marchande des VHS m’intéresse moins que la valeur sentimentale qu’elle revêt pour leurs propriétaires. Ceux qui sont obligés de s’en séparer sont souvent des personnes âgées qui déménagent en maison de retraite : cet héritage n’intéresse pas leurs enfants, encore moins leurs petits-enfants. L’idée que leur collection de cassettes vidéo, patiemment accumulée durant toute une vie, puisse être disséminée voire détruite leur est particulièrement douloureuse. De fait, je trouve que la collection dit quelque chose sur celui qui la possède et permet d’en livrer un portrait intime.
Expliquais-tu aux collectionneurs que tu envisageais de recycler leurs VHS sous la forme d’une sculpture ?
Pas vraiment, ou alors à demi-mots. Au départ, je tâtonnais… J’ignorais où ce projet allait me mener, et je ne savais pas réellement quoi dire à ces gens. Je restais évasif, ce qui les poussait à me questionner au sujet du devenir des cassettes. Certains se demandaient même si j’allais les revendre pour en tirer des bénéfices ! Lorsque je leur révélais mon statut d’artiste, ils étaient intrigués.
Peux-tu évoquer plus précisément les deux collections que tu as acquises ?
J’ai acheté la première collection à des châtelains. Je me suis rendu à l’adresse qui figurait sur l’annonce et j’ai atterri devant la grille d’un château, ce qui n’a pas manqué de me surprendre ! Deux domestiques habillés à l’ancienne m’ont fait entrer, et le propriétaire des lieux m’a conduit dans la pièce où il conservait toutes ses cassettes. Il y en avait des centaines, toutes triées et répertoriées dans un petit livret, que j’ai bien entendu récupéré. La seconde collection appartenait au contraire à un vieux monsieur issu des classes populaires, un ouvrier à la retraite qui vivait dans une barre d’immeubles. Le couloir de son appartement était tapissé de VHS du sol au plafond, ce qui rendait l’endroit très exigu. En raison de sa perte de mobilité, il était dans l’obligation de s’en séparer.
L’aspect sociologique de ces collections t’intéresse-t-il ?
Absolument ! On mesure le décalage qui règne entre ce monde d’autrefois auquel renvoient ces films et le nôtre, ne serait-ce que par la manière dont les mots « homme » et« femme » sont employés dans les titres. La société se désintéressait globalement des grandes questions qui se posent aujourd’hui – la place des femmes, les violences sexuelles, l’écologie, etc. En définitive, je me suis dit que ces collections de cassettes vidéo, qui nous paraissent très lointaines, sont au contraire très proches de nous, ce qui n’est pas forcément rassurant. Je crois qu’il sera difficile de changer les mentalités car, pendant des décennies, nous avons été nourris par une culture sexiste et clivante. Pour autant, il ne s’agit pas de l’effacer car c’est une forme d’héritage. La question est plutôt de savoir qu’en faire, comment avancer avec. J’essaie, modestement, d’apporter des éléments de réponse dans mes oeuvres.
Cette réflexion sociologique sur l’identité et le devenir d’une collection de VHS a-t-elle conditionné la forme de l’oeuvre ?
Oui. Je voulais trouver une solution pour éviter l’éparpillement des cassettes et j’ai eu l’idée de réaliser un cordage avec les bandes magnétiques, sans jamais les couper. Afin d’acquérir un savoir-faire, j’ai pris contact avec la Corderie royale de Rochefort et nous avons monté une résidence, avec le soutien de la DRAC, durant laquelle j’ai pu réaliser deux cordages. Le travail de préparation a été particulièrement crucial : j’avais construit dans mon atelier de petites machines, pour tester l’utilisation des bandes et voir comment je pourrais réaliser, à partir de ce matériau, le toron d’un cordage. J’ai ensuite présenté les solutions que j’avais imaginées aux techniciens de la Corderie royale, et nous avons fabriqué ensemble une machine qui n’existait pas : pour réussir à faire le cordage, il fallait que toutes les cassettes tournent en même temps ! C’était une vraie prouesse technique. Le rapport entre savoir artisanal et expérimentation m’intéresse particulièrement, c’est une constante de mon travail.
Contrairement à tes premières œuvres conçues à partir des bandes VHS, c’est ici moins l’idée qui prédomine que le geste…
… qui est un geste de sculpteur ! Tu as tout à fait raison. J’avais réalisé mes premières pièces en école d’art, en lien étroit avec une prise de connaissance de l’histoire de l’art, qui m’avait conduit à réinvestir des formes ou des concepts, comme le ready-made, l’esthétique minimaliste, etc. C’était une forme de jeu ; d’ailleurs, la dimension ludique est omniprésente dans mon oeuvre…
D’autant que tu es un joueur d’échecs {note}2 !
Exactement. Je joue dans mes pièces comme je joue dans ma vie, continuellement, y compris quand je fais la vaisselle (rires) ! C’est une manière de réenchanter mon quotidien. Pour revenir à ta question sur la prédominance du geste sur l’idée, j’ajouterais que De mémoire et d’oubli traduit la fascination que j’éprouve pour la bande magnétique, en tant que matériau : je trouve très belle la façon dont toutes les bandes se mêlent pour créer quelque chose de nouveau, qui a sa matérialité propre. La bande VHS a un aspect très plastique, avec un côté brillant et un côté mat : j’aime beaucoup la manière dont elle renvoie ou prend la lumière. Je récupère également les jaquettes des cassettes : je les classe par ordre alphabétique et je les relie, comme les minutes d’un notaire, en plusieurs tomes. Je constitue ainsi une archive qui est aussi une sorte d’encyclopédie. Le papier glacé étant extrêmement fin, il n’était pas aisé de les relier. J’ai donc demandé conseil à un relieur basé à Poitiers, qui travaille pour des notaires mais aussi pour les bibliothèques municipales et universitaires.
De mémoire et d’oubli s’inscrit dans « l’art recycleur {note}3 » : sans être une oeuvre « écologique », ou dont le sujet principal est l’écologie, on ne peut s’empêcher d’y voir une réflexion sur l’obsolescence, consubstantielle à la société de consommation.
C’est vrai, même si ce n’est pas prééminent. L’artiste a aujourd’hui la possibilité d’utiliser des tonnes de matériaux mis au rebut. Il y a sans doute dans le monde des milliards de cassettes vidéo qui ne servent plus à rien. Où disparaissent-elles ? Sont-elles détruites ? Que fait-on de ses composants ? On invisibilise le problème sans le résoudre. Au-delà de cette préoccupation écologique, j’aime aussi l’idée que l’œuvre est constituée à partir de milliers d’images latentes, qui échappent à la surproduction et la surconsommation en devenant un objet sculptural. Je vois dans ce cordage une sorte d’alien engendré par le cinéma, mais qui en est une excroissance un peu bâtarde, qui conduit à une expérience inédite. Bien entendu, le geste qui consiste à dérouler la bande peut s’apparenter à un geste de destruction car j’abîme le film, mais je crois que c’est aussi une manière de continuer à le faire exister, différemment.
Avant de devenir artiste, tu voulais être guide de haute montagne, et je crois que tu pratiques l’alpinisme. Les notions de cordage et de cordée ont-elles, à tes yeux, une quelconque valeur symbolique ?
En faisant ce travail, j’ai découvert que le vocabulaire du cordage, tel que le pratiquent les marins, est aussi utilisé dans le monde du cinéma, en particulier sur les plateaux de tournage : dans les premiers temps, on faisait appel aux marins pour monter les décors de films. J’aime aussi l’idée selon laquelle un cordage ne peut se faire seul, comme un film, au contraire d’une reliure par exemple : il s’agit d’un geste collectif.
J’aimerais insister sur la dimension performative de ce travail, pour lequel le processus de réalisation compte tout autant, sinon plus, que l’œuvre achevée.
C’est la première fois que je me risque à rendre public mon geste d’artiste sous la forme d’une action. D’ordinaire, je me « planque » : je travaille en solitaire dans mon atelier, puis je montre le résultat. Avec De mémoire et d’oubli, j’ai voulu assumer la dimension à la fois publique et participative du processus créatif. Le premier cordage a été réalisé avec le concours d’une bonne partie de la Corderie royale, des simples employés aux membres de la direction. Ils m’ont prêté main forte pour tirer les bandes et faire le toron. Or il s’est produit quelque chose de très intéressant : les gens choisissaient les films dont ils voulaient tirer la bande, et se mettaient à en parler avec nostalgie ou émotion. C’étaient d’authentiques madeleines de Proust ! Les participants dialoguaient, et soudainement, les hiérarchies n’avaient plus sens : tout le monde était au même niveau, riait, plaisantait… La performance devenait une sorte de thérapie collective, comme les entreprises en organisent parfois, un lieu de partage où l’on discute de culture, de savoir(-faire) et d’expériences personnelles.
As-tu documenté ce processus ?
Non. Documenter est un geste dont je ne suis pas fanatique. J’ai même plutôt tendance à freiner l’archivage, car les artistes contemporains sont obsédés par la sur-documentation de leurs pratiques. Je cherche avant tout à vivre une expérience. À partir du moment où je décide de documenter, cela signifie que je calcule, que j’ai établi en amont un protocole, ce qui m’empêche d’être ouvert au hasard, à l’imprévu. Se pose néanmoins une question importante : comment rendre compte de cette expérience ? J’ai choisi l’oralité. Je suis de plus en plus intéressé par des formes d’exposition courtes, où je suis présent pour rencontrer les gens, me confronter à leur regard. Le public qui vient à la Corderie royale est très peu familier de l’art contemporain, ce qui m’oblige à un effort pour rendre mon propos intelligible. Mes voisins sont mon premier public : j’aime les faire entrer dans mon atelier, leur expliquer ce sur quoi je travaille, recueillir leurs réactions. Ces relations me permettent de rebondir et d’avancer dans ma réflexion.
Comment as-tu conçu la scénographie de De mémoire et d’oubli ?
La pièce n’est pas figée dans son état. Présentement, elle est enroulée sur elle-même, maintenue par une petite cordelette, en attente de stockage. Les cordages sont reliés aux cassettes que j’ai laissées apparentes dans des caisses ouvertes posées à même le sol, avec les fils qui partent dans tous les sens comme des varechs échoués sur la plage. C’est une image qui remonte à mon enfance : mes parents n’avaient pas la télévision, mais il m’est arrivé d’observer les adultes débobiner des cassettes audio ou vidéo, parce que la bande s’était coincée, puis les rembobiner patiemment. À cette même période, je contemplais les varechs sur la plage lorsque j’allais en vacances dans ma famille en Normandie, et j’ai fini par créer une association mentale avec les bandes magnétiques. Cette image s’est par la suite teintée d’une inquiétude écologique : elle me renvoie désormais à la pollution des océans par le plastique. C’est sous-jacent dans la pièce, mais ce rapprochement me semble pertinent. Ceci dit, en fonction du lieu et de ce que j’aurais envie de raconter, je pourrais très bien imaginer une toute autre présentation, en déployant par exemple les soixante-dix mètres de cordage dans un espace, de pièce en pièce, comme un immense serpent.
Couleurs (2019), l’une de tes pièces précédentes, consiste en un empilement minimaliste de treize boîtiers de VHS de couleurs, à la manière d’un nuancier. Envisages-tu également d’utiliser les boîtiers des cassettes qui t’ont servi à réaliser les cordages ?
J’y pense, en effet. Le boîtier, c’est l’équivalent d’une brique que je peux empiler. J’aimerais construire un mur de boîtiers noirs, en utilisant des boîtiers transparents en guise de fenêtres, pour matérialiser des cloisons au sein de l’espace d’exposition.
Quel est le souvenir le plus fort que tu gardes de ce travail de deux années ?
Il y a eu beaucoup de moments intenses. Un jour, deux cordiers alsaciens, un père et son fils, de passage à la Corderie royale, ont pris le chantier en route et ont plus ou moins fini par le diriger. C’était formidable : tandis qu’ils travaillaient, ils parlaient de leur métier, transmettaient un savoir-faire qui se perd – car les filatures de cordage se font rares, les machines se sont modernisées, etc. Je sentais chez eux une forme de fierté. De mémoire et d’oubli prenait ainsi tout son sens.
Entretien réalisé à l’atelier de Florian de la Salle, à Buxerolles, le 20 mai ?
1Cf. Thomas Messias, « Et si les VHS étaient les nouveaux vinyles ? »,Slate.fr, 2 février 2020 [en ligne] : http://www.slate.fr/story/186975/vhs-come-back-succes-vinyles
2À ce sujet, voir le bel entretien de Florian de la Salle avec Dominique Truco, La question causale est inscrite en moi, dans Cosmos, Poitiers, Ateliers d’artistes de la ville de Poitiers / Galerie Louise Michel, 2013, p.43
3Cf. Paul Ardenne, Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Lormont/Bruxelles, Éditions Le Bord de l’eau, 2018, p.251