Balai masque

Anthony Lenoir, 2024

De longs sifflements se font entendre. Francs et perçants, ces coups de sifflet inaugurent l’exposition avant même de pénétrer dans le lieu. Les premiers pas ne permettent pas d’en saisir la source mais ces sons participent d’une ambiance générale où cohabitent un grand cerisier peint au blanc de plomb, de nombreuses sculptures, quelques installations, plusieurs monotypes et une vidéo.

Dans la pratique de Florian de la Salle, les œuvres sont l’aboutissement d’une expérimentation mais aussi une étape d’un protocole de recherche plus vaste. L’exposition Balai Masque ne déroge pas à cette praxis puisque les œuvres exposées sont le fruit d’une résidence de recherche et de production effectuée par l’artiste au sein de l’entreprise SOVB {note}1 Durant plusieurs semaines, il s’est rendu dans ces locaux, à la rencontre des employés, pour explorer les techniques de fabrication et découvrir une entreprise familiale dont l’objectif premier reste la fabrication d’outils propres à faire place nette. Immergé dans ce territoire inconnu, il a tâtonné, récupéré, transformé, agencé, essayé {note}2. Des outils et matériaux pensés pour une activité très précise et aux résultats palpables – nettoyer l’espace public avec le plus d’efficacité possible – sont nées les premières formes d’une nouvelle voie d’expérimentation pour Florian de la Salle.

Avec Balai masque, Florian de la Salle détourne l’outil, questionne le geste, renvoie à la fonction. En récupérant, découpant, assemblant des brosses, il détourne l’outil pour donner formes à des personnages imaginaires. Pour Entre êtres humains, trois personnages constitués de demi balais brosses tournent lentement sur un axe fixe. Par leur mouvement, ils habitent l’espace de leur présence hypnotique. En colorant, déplaçant, manipulant, il s’empare de la gestuelle et du mouvement propre au balai pour créer une série de monotypes aux formes circulaires colorées, parfois enflammées, et aux slogans politiques : « Du balai 2024 », « NOSCHETS NOUS TRANSPORTENT », etc. Enfin, en conservant l’objet sous une forme reconnaissable, en nommant son exposition en référence à l’outil et en multipliant les échos au sport, il créer les conditions d’émergence d’un questionnement sur le rapport au travail dans une société française qui a fait des prochains jeux olympiques de Paris {note}3 un objectif national. Le walldrawing intitulé Paysage d’été y fait mention directement par la présence des cinq anneaux olympiques colorés. Pourtant, à y regarder de plus près, ces anneaux habituellement entremêlés sont ici disjoints. Peut-être est-ce le signe d’un système qui se fracture. Il faut dire que l’artiste n’est pas insensible à ces jeux parisiens pour lesquels la valeur travail est remise en question par l’utilisation abusive du bénévolat. En effet, pour cet événement mondial, une campagne massive d’actions bénévoles doit permettre sa tenue. Pourtant, dans le même temps, le gouvernement donne obligation aux personnes recevant un Revenu de Solidarité Active de participer à des activités sous peine de perdre leur indemnité. Toujours dans le même temps, il renomme Pôle emploi, France Travail. Certainement, une manière de remettre en avant l’idée de labeur dans une société qui s’endormait sur ses RTT.

Une fois ce rapport aux jeux apparu, les coups de sifflet entendus dès les premiers pas prennent une lecture différente. Provenant des trois personnages couchés, ils semblent siffler alternativement la fin d’un jeu. Dans Balai Masque, comme dans la société française, le jeu est au centre du terrain. Dès 1938, dans Homo ludens, l’historien Johan Huizinga développe une théorie sur la frontière entre « sérieux » et « jeu ». Si le sérieux exclue totalement le jeu dans sa définition, la réciproque n’est pas vraie, le jeu acceptant le sérieux. Chez Florian de la Salle, le jeu est justement affaire de sérieux car il est l’infime espace dans lequel la mise en mouvement est possible. Par exemple, pour former les têtes colorées de Arbitres, l’artiste a utilisé un casque de réalité virtuelle. Il a ainsi dessiné leurs visages en détournant un logiciel prévu à l’origine pour jouer mais, ici, il sert à créer l’espace nécessaire – le jeu – à un dessin en volume. Le jeu n’est d’ailleurs rien d’autre que ce qui vient conclure chaque année de production de Florian de la Salle puisqu’il s’attelle annuellement à la fabrication d’une table de jeu d’échecs, C’est pas du luxe. Sorte de résumé de son année passée, les tables font référence à sa passion tout autant qu’à l’intérêt qu’il porte à l’observation des situations de jeu car comme l’écrivait Stefan Zweig, il ne joue pas, il ne se cache pas derrière un masque, il « sérieuse » {note}4.

1Société Ouest Vendée Balais. Créée en 1970, l’entreprise s’est spécialisée dans la conception et la fabrication de balais et brosses de voirie et de travaux publics..

2La vidéo Primary time reprend ces différentes étapes. On y voit Florian de la Salle composer et recomposer une sorte de bouquet de poils de balais brosses. Référence assumée à l’œuvre Primary Time de Bas Jan Ader (1974), il en propose une relecture où la couleur continue d’être un élément principal mais dans laquelle l’aspect prospectif de la recherche creuse son sillon.

3Les premiers jeux olympiques à Paris ont eu lieu en 1924. Les jeux de 2024 se tiendront à nouveau à Paris.

4Dans son roman, Le joueur d’échecs, Stefan Zweig évoque la rencontre entre un joueur inconnu et un grand champion d’échecs sur un bateau. Lorsque l’instigateur de cette partie, évoque son rapport au jeu d’échecs, il dit : « Moi, je « joue » aux échecs au vrai sens du mot, alors que les autres, les vrais joueurs, « sérieusent » aux échecs – si on me permet cette expression hardie. » in Zweig Stefan, Le joueur d’échecs, Ed. consul. : Le Livre de Poche, 2013, p.43.

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