Le fou prend la tour

Jérôme Diacre , 2024

Florian de la Salle fait partie des artistes qui jouent aux échecs. Cette « tradition » – ou plutôt cet habitus moderne des artistes – a donné lieu à de nombreux commentaires et de nombreuses productions artistiques. Ce n’est pas une simple anecdote : jeu de stratégie, jeu de guerre, représentation symbolique de la famille et des groupes humains, mais surtout mise en lumière des protocoles, des listes, des calculs, des séries, des indexations, des positionnements... se rassemblent comme autant de déclinaisons possibles du rapport à soi-même et à l’autre. Adorno écrivait dans Prisme : « toute œuvre d’art est une déclaration de guerre. ». Ce jeu de guerre est une pratique qui non seulement s’inscrit parfaitement dans la culture mondiale comme l’une des plus hautes activités de l’esprit humain, mais qui, en outre, place la figure du grand joueur, du « maître », au niveau de l’art, du génie et de la folie. A mi-chemin entre le rêve et la science, entre la vie et la mort (Le septième sceau (1957) de Ingmar Bergman a définitivement entériné ce point) et entre la rationalité et la folie, cette pratique porte en elle aujourd’hui tous les éléments fondamentaux de la critique moderne de la culture et tous les éléments propices au déploiement débridé des techno-sciences. Il n’est pas étonnant alors que les artistes contemporains s’emparent de cet univers et proposent des déclinaisons plastiques, des mécanismes, des stratégies, des méthodes... propres à ce jeu. Chaque année depuis dix ans, Florian de la Salle commence, dès janvier, par la production d’une œuvre inaugurale : un plateau d’échecs est détourné de sa fonction première pour la réalisation d’une table au design minimal et géométrique. Le résultat est un espace neutre, à la fois guéridon et socle d’œuvres futures : spiritisme prospectif et stratégique de l’année qui va venir, si l’on peut dire.

Si le protocole et l’organisation structurent des œuvres de Florian de la Salle, ils se combinent toujours avec une recherche de sensibilités et d’émotions. Les séries Cylindre (2019) et Papiers Buvards expérimentent la répétition de formes et de couleurs. Qu’il s’agisse de porcelaine pour les premiers ou de papiers buvards pour les seconds, le protocole est identique à chaque fois : une chromatographie de sels minéraux ou d’encre noire envahit la matière du support et propose des dégradés colorés à chaque fois uniques. Les chromatographies sont présentées toutes ensemble. La série devient alors collection et même une sorte de classification. L’histoire des sciences, notamment du vivant, a montré depuis ses débuts avec les cabinets de curiosités, que l’accumulation, le dénombrement et les singularités pouvaient cohabiter et trouver du sens. L’infinie variété des possibles semble être l’un des ressorts des séries de Florian de la Salle. Mais lorsque ces chromatographies sont réalisées sur du papier buvard, en très grand, une autre dimension surgit. Ces papiers buvards ont une origine industrielle et une fonction très importante dans le monde de la connaissance et de la culture. Ce sont des papiers spécialement fabriqués pour protéger les archives papiers dans le monde contre les risques d’inondations, de dégâts des eaux, etc. Alors les imprégner d’encre révèle la dynamique intérieure de ces supports. La décomposition des couleurs contenues dans l’encre noire dessine les lignes, des crêtes, des ondulations chaotiques. Lorsque nous regardons ces immenses lés de papiers, comme ceux montrés au Centre d’Art de Saint Gervais, Pile-Pont, nous ignorons si le processus est achevé, le papier définitivement sec. Les couleurs semblent figées mais rien ne le prouve. Le support de protection est envahi ; il joue son rôle mécanique et presque vivant d’absorption. Sur les grands format (30m x 2m), l’effet est d’autant plus puissant. Cet univers à mi-chemin entre le mécanique et le vivant apparaît avec évidence parce que les motifs expriment des paysages foisonnants. La tranche basse est noire puis s’élèvent des nuances de verts puis de bleus dont certains n’atteignent pas le sommet et laissent un blanc immaculé dessiner presque un ciel d’hiver.

Pile-Pont est un Centre d’Art de la Ville de Saint-Gervais-les-Bains à 860 mètre de hauteur placé dans la culée d’un pont inauguré en 2012. Ce vaste espace de béton brut aux proportions imposantes propose depuis 2013 des exposition monographiques. Dans ce contexte, l’œuvre de Florian de la Salle interroge certains points très intéressants. Tout d’abord c’est un lieu qui rassemble deux topiques importantes : le transit et l’enfermement. Cette culée qui sert d’appui au tablier du pont est un support fondamental pour maintenir la structure qui permet la traversée des gorges du Bonnant qui sépare la ville de Saint-Gervais-les-Bains en deux dans la chaîne des Aravis. Autrement dit, cet espace vide et clos est le moyen par lequel des mouvements, des échanges ou des déplacements sont possibles. Avec la fixité et la solidité de cette construction imposante coïncide le mouvement le plus simple et rapide. Les grandes lés de Florian de la Salle trouvent paradoxalement toute leur intensité dans l’enfermement de cet espace. Ils proposent un autre mouvement : celui d’une suspension presque aérienne qui dessine, à l’intérieur d’un espace clos, des paysages imaginaires pour un visiteur momentanément bunkerisé. Quel type de scénographie peut-on imaginer pour l’espace clos d’un bunker ? Le pari de cet été 2024 est celui de rendre l’enferment aérien, presque volatile. De la même façon que l’encre se diffuse lentement à travers les fibres du papier, les immenses lés de Florian de la Salle introduisent des ondulations aériennes à l’intérieur de cette « cathédrale de béton ». Ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’une culée est aussi une souche d’arbre. Or dans les expositions de Florian de la Salle, un arbre mort est apparu depuis 2020 et revient à la fois comme le fantôme d’une vie passée et la structure fractale d’un objet en opposition complète avec les propositions plastiques sérielles, et tranche avec les dispositifs tout en ordre et classement. L’histoire de cet arbre est celle de la recherche d’un objet mort dans l’ensemble des parcelles d’un cadastre en mosaïque et la rencontre avec un agriculteur retraité pour qui la démarche affective et artistique de Florian de la Salle avait de quoi surprendre. Mais cette histoire s’écrit maintenant dans l’ensemble des expositions de l’artiste avec cette présence totémique, désordonnée et violente, au centre d’une vaste partie d’échecs. Une sorte de vie sauvage vient se confronter à la rationalité d’un dispositif de pièces positionnées rigoureusement. Il est aussi cette trace d’un paysage qui n’est plus, duquel il s’est soustrait en mourant puis retiré par tronçons en devenant objet d’art comme contrepoint de paysages imaginaires.

Dans sa dernière nouvelle, Le joueur d’échecs, écrite au Brésil quelques mois avant son suicide, Stefan Zweig fait dire à son personnage principal : « La seule chose qui m’intrigue et qui m’intéresse, c’est de savoir une fois pour toutes si je jouais vraiment aux échecs, dans ma cellule, ou si j’étais déjà fou. ». À la lumière de cette interrogation, il est possible de reprendre l’ensemble des éléments décrits parmi les œuvres de Florian de la Salle dans une ultime logique politique. Quel pourrait être l’enjeu de cette « déclaration de guerre » que nous évoquions avec Adorno et quelle est le sens de ce miroir de la folie et de la raison que constitue la fascination moderne des artistes pour le jeu d’échecs ? La réponse tient peut-être en ceci : dans l’infinie possibilité ou variation des phénomènes vivants et morts, des enfermements et des mouvements, des imprégnations et des classements, des positions et des déplacements, la seule présence de l’imaginaire artistique apporte le regard d’un coup de maître, presque « une fois pour toutes » parce que rare et unique, qui rend possible une vue sur le temps, dans le silence et le calme qui lui sont indispensables. Telle peut être décrite la proposition de Florian de la Salle : se tenir en retrait du monde, dans un imaginaire artistique, pour renouer avec des durées et des espaces qui disent toutes les contradictions de nos existences.

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