PRINTEMPS

Orianne Hidalgo-Laurier, 2020

Symbole de liberté, annonciateur de l’Apocalypse ou noble monture, le cheval fascine. Qu’aurait-il à nous dire aujourd’hui des hommes et de leur folie ? L’artiste-vidéaste Julie Chaffort en fait le protagoniste de son exposition Printemps dans l’ancien tribunal de Béziers. Un témoin éclairé qui observe ses « maîtres », sans autre jugement que sa présence silencieuse. 

« Tribunal de Grande Instance » : le panonceau sur le fronton du futur haut-lieu des Musées de la Ville de Béziers n’inspire pas confiance. Qu’il soit désaffecté et rebaptisé « Palais Épiscopal » en référence à la fonction première de ce bâtiment historique qui jouxte la cathédrale n’y change rien : un palais de justice, on n’y entre jamais de gaîté de cœur. Mais un chant d’oiseaux nous tire de ces pensées de mauvais augures, à peine franchi le seuil. Une odeur d’humus prend les narines, nous guidant à travers la semi-obscurité des lieux. L’herbe a envahi le sol de la salle des pas-perdus, des troncs gisent devant une grande cheminée en marbre. Comme tombé du ciel, un immense écran barre l’espace, ouvrant sur une forêt verdoyante un jour de pluie. Une langue de brume s’insinue lentement dans l’image et s’enroule autour des arbres. Des silhouettes humaines la traversent, paisibles malgré les flammes qui lèchent leurs vêtements. Ces âmes errantes fuient-elles quelque catastrophe urbaine ou font-elles partie du bestiaire de créatures merveilleuses peuplant les forêts ? Sont-elles des messagers de l’Apocalypse ou des martyrs, après un geste ultime de protestation ? Le cheval qui les observe sans broncher, tapis dans les fougères, se contente de renforcer l’inquiétante tranquillité de la scène sans donner de réponse. Julie Chaffort connaît bien ce sentiment, pour avoir tourné dans les forêts nombre de ses vidéos, la figure animale y étant quasi omniprésente. Pour l’artiste, le cheval est le « témoin privilégié de quelque chose que l’on arrive plus à percevoir en tant qu’humain ». Un témoin qui s’avère le protagoniste de son exposition, un leitmotiv dans une partition tragi-comique nous menant d’un univers « intemporel » et obscur propre aux contes à celui, désenchanté, d’un manège de jouets en plastique exposés en pleine lumière. Dans un mouvement à contre-courant, plus on avance vers la clarté, plus on glisse dans une folie latente. 

La bête humaine

On quitte le cocon troublant et féérique de Printemps pour revenir dans l’univers froid et rationnel de la justice des hommes : la salle d’audience. Les rangées de bancs en bois, la barre des accusés, le podium de la Cour avec, à sa droite, le box réservé à la partie civile et à sa gauche, celui réservé aux accusés : tout est resté en l’état. Quatre vidéos sur grands écrans ont remplacé les acteurs traditionnels du procès : du statut de témoin, le cheval occupe désormais simultanément la place du prévenu et celle de la victime. Depuis la place des juges, laissée à disposition des spectateurs, on observe des chevaux enfermés dans le haras à l’abandon de Vucijak, perdu dans les plaines de Bosnie-Herzégovine. Dans la pénombre des écuries délavées, Julie Chaffort filme caméra à l’épaule ces étalons, de la noble race des lizzipans, destinés pendant des années à être vendus au prix de boucherie, faute de ressources. Mise aux fers, bridée, leur sauvagerie, favorisée par des années de mauvais traitements, vire à l’aliénation menaçante. Pourtant, c’est bien de la tristesse et de la crainte que l’on croit déceler, à la faveur de plans rapprochés, au fond de leurs yeux et dans les palpitations de leurs pelages. Des sentiments sans doute similaires à ceux qui assombrissent les visages de leurs geôliers humains. La bête tourne en rond, le balayeur aussi. Les mouvements de caméra, d’avant en arrière, parfois fébriles, traduisent les oscillations du rapport de confiance entre l’homme et la bête, rompu par la pénurie, la guerre qui opposa les Serbes, les Croates et les Bosniaques – encore taboue –, et la modernisation à marche forcée de ce jeune État. Pendant deux ans, Julie Chaffort a suivi jusque là-bas Helen Green, une « chuchoteuse » chargée « d’adoucir le cœur des hommes pour adoucir celui des chevaux » : « Au fur à mesure que tu avances puis recules, une connivence s’installe. La manière de dialoguer entre les hommes et les chevaux se construit à travers le comportement, un contact se noue dans la douceur et la fragilité. Quand tu es face à l’animal, tu ne peux pas tricher, être dans des stratégies de séduction », explique l’artiste encore marquée par l’humilité du chef bosniaque face à l’un de ses étalons.

Tristes jouets

Dans cette salle d’audience, électrisés par une tension menaçante qui touche au sublime, il n’est plus question de verdict, de condamnation ni même de réparation, mais de guérison – notion peu prisée dans le système punitif français. C’est alors que l’on tombe nez à nez avec une dizaine de petits chevaux en plastique orange, chacun attaché à un petit pilier, tous occupés à en faire mécaniquement le tour, comme autant de forçats. Leur balai bourdonnant dessine d’éternels cercles sur le parquet poussiéreux de la bibliothèque du tribunal. De temps en temps, l’un d’eux s’échoue sur le flanc, continuant de brasser vainement l’air. La bride d’un autre cède, laissant le jouet s’échapper en ligne droite avant de percuter un mur ou l’un de ses dociles congénères. À la charge du spectateur de le remettre ou non aux fers. « Une tristesse s’est emparée de moi, raconte l’artiste qui a trouvé le premier exemplaire sur un marché non loin du haras de Vucijak. Même les jouets manquent de liberté. » On lève les yeux, histoire de trouver une raison, même infime, à ce cycle infernal qui veut qu’à chaque signe de délivrance dans une œuvre, une forme de châtiment resurgit dans celle qui suit. Après tout, n’est-ce pas la leçon fondamentale des mythes grecs ? Sisyphe et son rocher qui dégringole éternellement de la montagne, Prométhée et son foie qui repousse à chaque fois que l’aigle le dévore, tous deux condamnés à l’absurde, l’un pour avoir refusé de retourner parmi les morts, l’autre pour avoir volé le « feu sacré » aux maîtres olympiens. Au mur, la photographie d’un corps les pieds dans l’eau, la tête complètement prise dans les flammes achève de nous déconcerter : de quelle punition ou révolution le feu est-il cette fois le signe ?

Rarement une exposition d’art contemporain n’aura su s’intégrer avec tant de finesse dans un décor patrimonial aussi chargé que celui-ci, qui plus est dans une ville connue pour son maire d’extrême-droite. C’est la première d’envergure qu’accueille officiellement la municipalité grâce à un partenariat entre le réseau Mécènes du Sud-Sète, dont Julie Chaffort a obtenu une bourse en 2018, et les Musées de la Ville de Béziers. Dans quelques mois, l’édifice sera entièrement rénové pour accueillir les collections des Beaux-Arts, d’ethnographie et d’Histoire naturelle. Dans la parenthèse qu’ouvre Printemps, il n’est plus vraiment question de faire de l’art contemporain un bouc émissaire ou un cheval de bataille idéologique, mais de laisser une œuvre complexe faire son chemin dans des imaginaires ne lui sont pas forcément acquis.

 

texte publié par Mouvement, magazine culturel, 24 septembre 2020, à l’occasion de l’exposition Printemps au Palais épiscopal de Béziers

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