Les Cowboys

Camille de Singly, 2017

Les Cowboys s’ouvre sur une porte à double battant en bois. Derrière la fenêtre du battant de gauche, fermé, on voit (et on entend) un cowboy lire un texte, lentement, en s’arrêtant après chaque mot ou presque. Il est filmé de profil, agenouillé. A sa droite, debout et de face, nous regardant, une cowgirl à lunettes arborant Stetson et ceinturon répète ses mots avec une voix râpeuse : « Montrer son dos/à la sociéte ?/S’interrompre/de croire » {note}1... La voix butte sur les mots et transforme certaines syllabes. Les mots deviennent une matière brute, une argile qui se module et se modèle, le texte se décale, et les phrases en sortent renforcées, densifiées. L’artificialité de l’exercice pose ? ici (dire un texte que l’on n’a pas pensé, ni même choisi), propre au théâtre et au cinéma, gagne une authenticité inattendue, alors même, justement, que les mots se chargent en partie d’un autre sens. Et quand les derniers mots sont dits, lui relève la tête, et la regarde, admiratif ; elle sourit avec fierté et bonheur.

Un peu plus loin/un peu plus tard, la même cowgirl répète d’autres paroles du « souffleur » à celui qui s’appelle Jean-Pierre, le louant pour ses « nombreux talents, super force, super vitesse, et j’imagine, super audition ». Des mots empruntés aux héros de la série télévisée d’animation Avengers Rassemblement, dotés de super pouvoirs, justement. Jean-Pierre, mi-gêné, mi-goguenard, un peu vantard aussi, répond : « Et pour moi, c’est possible, et ouais. C’est possible ; et ouais. Pour moi c’est possible, et ouais. Et ouais d’accord pour moi c’est possible. » Par cette quasi répétition des mêmes mots, et ces décalages, Jean-Pierre dessine et redessine la réalité, lui donne progressivement corps. Il se convainc, convainc sa belle, et nous convainc, qu’il est ce super héros. Il est ce cowboy aux multiples talents. La frontière entre réel et fiction semble avoir disparu, et pour lui, et pour nous. Quand Jean-Pierre nous regarde (il se tourne vers la caméra, à un certain moment), on se sent pris à partie, témoin du défi que représente un tel changement d’identité. Mais où se situe exactement cette mutation ? Jean-Pierre est-il un ancien héros déchu, ou un héros en puissance, à qui il manque un peu de confiance en soi ? Le décalage est plus profond, en fait. Jean-Pierre semble habiter un ranch, être un cowboy, et « Jean-Pierre » est son prénom dans la vraie vie. Cependant, le ranch est un poney-club dans le Lot-et-Garonne, le temps de séjour sur place est seulement de six jours, et les habits sont un mélange de vraies bottes, de costumes de cowboy, et de faux flingues. Jean-Pierre n’est donc pas un vrai cowboy ; il est cowboy dans un film.

Pourtant, et c’est ce qui nous trouble, Jean-Pierre ne joue pas un cowboy comme le ferait un acteur de western. Il vit vraiment son personnage, comme les autres personnes que filme Julie Chaffort – à l’exception du souffleur, joué par un véritable acteur (Jérôme Baëlen). Il vit son personnage, ou plutôt il vit un personnage qu’il contribue à créer, il est son personnage. Pour ce film, et contrairement à sa méthode de travail habituelle, l’artiste-réalisatrice n’a pas écrit de scénario en amont. Elle a choisi un lieu (un poney-club au décor rustique), des costumes et des objets (des canards en plastique, des ballons en hélium...). Elle a défini un rythme, lent, celui du temps qui s’étire dans la torpeur d’un soleil accablant de désert américain, et celui, aussi, de la vie quotidienne des personnes handicapées qu’elle filme. Ces éléments posés, Julie Chaffort conçoit des situations, parfois réduites à de simples décors dans lesquels se déploient des séquences improvisées. S’ils manipulent, parfois, des pistolets, ses acteurs ne chassent pas les Indiens, ne volent pas des banques, et ne se saoulent pas au comptoir. Ils attendent. Le temps, vidé, se remplit ; ils échangent quelques mots, s’attellent à une partie de pêche (au canard en plastique) au suspense presqu’insoutenable, à une joute amoureuse silencieuse. Il y a une telle intensité dans ces scènes, qui sont celles d’une vraie-fausse vie, que l’on est profondément émus. En créant un cadre très ouvert, où chacun joue son propre personnage, seul ou à plusieurs, Julie Chaffort permet à la vraie vie de ses acteurs de rentrer dans le film. Ses personnages sont eux- mêmes et en même temps autres. Ils se prêtent, avec bonheur, au travestissement, incarnant ces cowboys et cowgirls qu’ils ont peut-être rêvé d’être. Et ce qu’ils insufflent de leur vie propre à leur personnage, si décalé de ce que l’on pourrait attendre de « véritables » faux cowboys (puisqu’on ne les connaît, souvent, que par le cinéma), paraît soudain si juste. La vie est là, dans son humanité la plus évidente. La cohabitation pacifique avec les chevaux, que l’on voit se frotter, se humer, galoper à côté, renforce le sentiment que l’on assiste, dans Les Cowboys, à une vision de l’essence de l’être animal, futur de l’homme.

Camille de Singly, 2017

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1Pascal Quignard, La Barque silencieuse, Paris, Le Seuil, 2009.

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