« Le roman ne donne pas les choses, mais leurs signes. Avec ces seuls signes, les mots, qui indiquent dans le vide, comment faire un monde qui tienne debout ? Car un livre n’est rien qu’un petit tas de feuilles sèches, ou alors une grande forme en mouvement : la lecture. Ce mouvement, le romancier le capte, le guide, l’infléchit, il en fait la substance de ses personnages ; un roman, suite de lectures, de petites vies parasitaires dont chacune ne dure guère plus qu’une danse, se gonfle et se nourrit avec le temps de ses lecteurs. »
Jean-Paul Sartre, Situations, 1938-1944
La « visite » de La barque silencieuse de Julie Chaffort à Pollen est une étrange expérience. On est devant et dedans, tout autant extérieur qu’enchâssé à l’exposition, comme l’est le film qui lui donne son titre. Les objets présentés constituent les éléments de la matrice fictionnelle que l’on active mentalement, fragments d’un métamonde articulant et interrogeant le vrai et l’artifice, l’ici et l’ailleurs, le passé, le présent et le futur. Tout se construit, se brouille et se recompose. Ce processus de construction narrative, dans l’esprit du visiteur, renvoie à celui qui innerve le travail de création de l’artiste, dans la composition de son exposition comme dans celle de son film.
Pour édifier le film La barque silencieuse, coeur de ce nouveau monde, Julie Chaffort s’est nourrie du territoire de sa résidence, Monflanquin et ses environs – de ses paysages, de ses atmosphères, de ses habitants, et de leurs activités. Elle a filmé des champs dans le brouillard, des sous-bois en lumière lunaire ; elle a assisté aux séances de répétition de la chorale du Prince Noir, du club de savate boxe française, de l’aviron villeneuvois,… Cette matière première, concrète, réelle, a alimenté une fiction, un scénario pensé par l’artiste en résonance avec ses propres mondes. Dans cette barque silencieuse transparaît ainsi l’inclinaison de Julie Chaffort pour le décalage, le basculement de situations et d’émotions (le passage du sérieux au burlesque, d’un état de tranquillité à une intensité dramatique, du quotidien à l’extraordinaire), la durée et l’endurance – présents dans nombre de ses courts, moyens et longs métrages antérieurs. On y retrouve, aussi, l’importance de la musique et des mots, en écho aux mondes intérieurs de ses personnages.
Les acteurs de La barque silencieuse ne sont pas des professionnels, mais des Monflanquinois que Julie Chaffort a rencontrés. En les observant vaquer à leurs propres activités, chanter, jouer de la musique, boxer, danser, elle a vu en eux des altérités en puissance. Pour révéler cette dimension cachée, elle a construit des situations spécifiques, rarement anodines : « ces personnes que je choisis, dit l’artiste, je les décale, je les déroute. Il y a une mise en tension, une mise en danger, la catastrophe n’est jamais très loin ». Ses acteurs ont ainsi accepté des commandes étranges, les menant aux confins du ridicule telle cette magnifique danse-boxe effectuée par un jeune homme en costume rouge à côté d’un joueur de cornemuse, ou de la chute, à l’instar de cet intense flamenco dansé debout sur une barque déséquilibrée à chaque instant, avec pour seule musique le rythme des talons sur le bois.
Dans le film se succèdent ainsi des « scènes-tableaux » confrontant une (ou plusieurs) personne(s) à une (in)action, à un lieu ; y sont intercalés des plans de nature, insufflant des « temps de respiration ». Les personnages sont silencieux, chantent, écoutent de la musique ; une voix masculine lit un texte en off, avec des plages muettes, là aussi. Les mots dits ne sont pas de ceux qui les prononcent : les pensées s’incarnent dans des textes empruntés (un opéra de Karol Szymanowski, des chants occitans traditionnels…). Le texte lu par la voix off a été écrit par Julie Chaffort à partir de fragments d’un ouvrage qui lui est cher, La barque, le soir {note}1 de Trajei Vesaas. Prélevant des mots, des phrases qu’elle poursuit, complète, l’artiste compose un texte pour son scénario, liant tous les éléments. Il accompagne les personnages de ses scènes-tableaux, glisse sur les plans de nature, crée une strate verbale qui se surimpose à l’image et s’en décale aussi, comme s’il avait une vie propre. Si Julie Chaffort insiste sur la prééminence du visuel dans son travail (« tout passe par l’image »), la beauté et l’émotion du monde qu’elle compose tient aussi beaucoup à ces mots lus et chantés.
En confiant à ces lieux et à ces êtres les textes et les musiques qui l’habitent, Julie Chaffort a conçu une hybridation, un monde lui appartenant à elle et leur appartenant à eux (et existant en soi). Cet échange, ce partage d’univers n’a semblé durer qu’un temps, celui de la réalisation du film, chacun étant ramené ensuite à son quotidien. Pourtant, lors de la projection du vernissage, c’est le . miracle d’une forme de transfiguration qui a frappé les visiteurs, au-delà des paysages et des personnes « reconnus » aisément. Comme si, soudainement, tous avaient pris conscience que les héros de La barque silencieuse étaient touchés, profondément et dans leur être, par cette grâce révélée à l’écran.
Le dispositif scénique imaginé par Julie Chaffort pour accompagner la projection contribue aussi, ingénieusement, à complexifier le rapport que nous entretenons au réel et à la fiction. L’artiste a choisi, à Pollen, d’occuper l’espace du fond, celui auquel on accède après un passage en coudée. Un sas de (dé)conditionnement en quelque sorte, qui rappelle ceux des expositions surréalistes. Dans la salle, des replis ; l’écran est caché par une rampe de vêtements suspendus à des cintres. Une tête et un arrière-train de biche sont accrochés, en trophée, à proximité d’une photographie de plateau qui ressemble à une photographe documentaire de site (comme si le film n’avait été qu’une capture du réel). Ces éléments, surprenants, constituent autant d’indices d’un envers du décor, d’un monde caché. Ils prennent sens au visionnage du film. Sur le portique, on reconnaît les « costumes » du film, d’extravagantes moumoutes, une combinaison de superhéros monochrome rouge, des pyjamas un peu discos, des vestons en tweed anglais, des loden à la Sherlock Holmes… Tout semble sage et désincarné tout d’un coup, comme si les héros s’étaient vidés de leur substance. Et en même temps, on s’interroge ; en enfilant un de ces costumes, à disposition, que devient-on ?
Camille de Singly, 2015
Texte écrit dans le cadre de la résidence Pollen, Monflanquin
1Le titre de son film vient cependant d’un autre livre, La barque silencieuse de Pacal Guignard.