Somnambules

Ingrid Luquet-Gad, 2016

« Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l’histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs, et l’aventure exploratrice de la nature. » Telle est la thèse de La Nouvelle Alliance, un essai co-écrit par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers qui marquera d’une pierre blanche la manière de concevoir les rapports entre nature et culture. Écrit en 1978, ce texte préfigure les entreprises contemporaines de refonte de l’arborescence de nos savoirs – de Bruno Latour en philosophie à Tim Ingold en anthropologie. A ce titre, la genèse même du livre est programmatique, puisqu’elle voit un Prix Nobel de Chimie et une philosophe des sciences unir leurs forces. Alors que des siècles durant, les sciences de la nature et les sciences de l’homme ont progressé sur des chemins parallèles mais disjoints ; alors que leurs langages respectifs se sont singularisés au point de brouiller toute entente possible, il nous faut apprendre à renouer les fils artificiellement séparés qui, ensemble, tissent la matière du monde. Cette injonction ne tombe pas du ciel, mais découle d’une observation historiquement située : pour les auteurs, « nos idées sur la nature ont changé ». Ainsi, la complexité, les instabilités et le chaos se sont aujourd’hui imposées comme une donne indéniable, jusqu’à refaire irruption dans le champ de la science dure, celle là même qui, depuis la modernité, s’efforce d’œuvrer à la rationalisation de la nature, quadrillée en tous sens par les lois et les mesurages.

Or, indépendamment de la validation ou non des sciences, la certitude ontologique que la multiplicité et l’instabilité régissent l’univers et affectent la position de l’homme est difficile à chasser. De manière subjective, chacun a pu faire l’expérience de se retrouver absorbé par l’environnement extérieur, au point de se sentir happé et réintégré à une durée immémoriale cyclique.

Le travail de Julie Chaffort, dont les films et les vidéos renégocient les points de contact entre les êtres et les choses, s’ancre dans cette expérience première.

Comment, alors, montrer à l’image ce que chacun éprouve en son for intérieur ?

Comment garder l’incarnation et la co-naissance du monde et du corps, pour reprendre la formulation du philosophe Maurice Merleau-Ponty, tout en déplaçant le regard ?

Afin d’élargir le point de vue et de basculer du sentiment à sa représentation, l’artiste fait intervenir un troisième terme : entre le sujets et les choses se dresse le paysage.

C’est lui, également, qui fournit le socle commun à son installation à la Fondation Bullukian. En témoigne, avant d’appréhender le film principal, deux boucles vidéos plus courtes, dont une de trente secondes, Oline, qui nous confronte à un paysage verdoyant. Dans cette éternité, aucune action ne vient troubler la quiétude, si ce n’est les infimes changements de posture de l’équidé. Ce que nous contemplons dans cette « scène-tableau », un procédé de représentation cher à l’artiste, c’est au final la vie même, cette vie brute que nous oublions souvent de regarder lorsqu’elle ne nous

apparaît pas dans un cadre. Comme un prologue, l’oeuvre indique le mode d’appréhension de l’exposition : une contemplation cosmique où se rejoignent et se télescopent l’infiniment grand et l’infiniment petit. En effet, aucun indice ne permet d’identifier le cadre spatio-temporel, une stratégie délibérée de la part de l’artiste qui, en faisant le choix de filmer exclusivement dans des environnements non-urbains, souhaite échapper à la surdétermination sémantique qui est celle de la ville.

Pourtant, s’il est placé hors du temps et de l’histoire, le cadre n’est pas neutre. Loin de n’être qu’une toile de fond, le paysage intervient comme un personnage à part entière, filmé de manière individualisée. Le film principal de l’installation, SOMNAMBULES, peut alors se lire comme un long portrait en plusieurs facettes dans la tourbière du jardin de la Petite Escalère, situé dans à la frontière des Landes et du Pays basque, où Julie Chaffort a réalisé les vidéos lors d’une résidence effectuée en 2016. Une heure durant, sur les trois écrans de l’installation se succèdent à l’image sept chanteurs et interprètes lyriques. Chacun est filmé seul, face caméra, alors qu’il fait résonner son chant dans l’immensité alentour. Pour l’artiste, le chant représente le véhicule le plus direct de l’émotion, permettant de transmettre une émotion spontanée et pré-langagière. Inspirée par les études de l’écrivain britannique Bruce Chatwin sur les aborigènes d’Australie et la manière dont, pour eux, le chant fabrique un territoire, Julie Chaffort a convié divers interprètes à s’emparer de l’environnement local.

La vidéo s’ouvre sur l’interprétation a cappella du hit de Desireless « Voyage, Voyage » par Grannhild, chanteur qu’elle découvre en tombant par hasard sur l’émission de télévision « The Voice ». Puis, ce sont Camille, Jeanne Crousaud, Josh Smith, Phil Minton, Frédéric Jouanlong et Wladimir Rehbinder qui se succèdent, venus de domaines lyriques aussi divers que l’opéra, la variété française, le métal ou encore le scat. Tous, venus de la France entière et même de Londres, se sont rendus à la Petite Escalère, où ils ont été placés en condition de vulnérabilité totale : sans musiciens, face à face avec l’oeil de la caméra, en plein milieu d’une tourbière ou de la forêt, ils ont été contraints de se réinventer et d’improviser. En résulte l’impression de se retrouver face à un récit sans mots, uniquement composé d’intensités croissantes et décroissantes. Un trajet se dessine peu à peu, tandis que les interprètes semblent se répondre et construire ensemble un récit quasi-chamanique. C’est alors le paysage qui devient le véritable personnage ; les chanteurs semblant simplement se charger de traduire et d’amplifier ses états d’âmes, et qui tour à tour se réveille, gronde, s’apaise, s’amuse et s’assoupit.

Si Julie Chaffort a choisi de filmer sans scénario prédéfini afin de mieux pouvoir se concentrer sur chaque portrait individuel, le montage était pour elle l’occasion de réinjecter une certaine continuité – cette narration prélangagière évoquée précédemment. Un processus éminemment sensitif, précise-t-elle, conçu comme une manière de se raconter une histoire à soimême à partir de la matière brute des rushes. A la manière d’un rêve éveillé, le rythme de SOMNAMBULES se moule sur les inflexions de la voix des différents personnages, autant d’apparitions et d’entités de la terre qu’ils racontent. Peu à peu, le mot apparaît et la chanson surgit et serpente au cours des métamorphoses du chant que porte en lui chaque interprète. Loin de se réduire à une fusion totale, l’alliance entre l’homme et le monde vient redonner corps à la pensée de la complexité. Ce n’est alors pas tant le paysage qui devient personnage ni même l’inverse, mais la nature et l’humain qui échangent encore et encore leurs rôles – en un équilibre précaire illustré en contrepoint par la boucle vidéo En respirant, montrant un personnage debout en équilibre précaire sur une barque instable.

Comme les aborigènes qui arpentaient le territoire en marchant, les œuvres de Julie Chaffort se construisent autour d’une trame qui reconsidère le corps au sein de l’expérience artistique. Si l’on retrouve dans ses vidéos l’attention au paysage de la tradition des road-movies des années 1970, il serait également possible de rattacher la tonalité générale, à défaut du médium, à une généalogie d’affinités électives pointées par l’historien de l’art Thierry Davila dans son ouvrage de 2002 « Marcher, Créer » : déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle. Pour Thierry Davila, la marche comme pratique artistique va de pair avec la naissance du modernisme. Se basant sur l’étude de recherches artistiques contemporaines, dont Gabriel Orozco, Francis Alÿs ou Hamish Fulton, l’auteur met en évidence leur sensibilité commune, « un univers où le déplacement est non seulement le moyen d’une translation spatiale, mais également un fait psychique, un outil de fiction, ou encore l’autre nom de la production ».

Chez Julie Chaffort, la marche est immobile mais la traversée du paysage qui en résulte est tout aussi réelle. Sans doute parce que le basculement de paradigme dont nous faisons actuellement l’expérience et la prise de conscience de la partition arbitraire des règnes a permis d’intérioriser la marche – le réel lui-même étant devenu processuel. Julie Chaffort orchestre alors des situations où le corps se transforme en instrument perceptif, se chargeant ce faisant d’aménager de nouvelles voies d’accès au monde : incarnées, dématérialisées et résolument non-monumentales.

Ingrid Luquet-Gad, 2016

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