Écologies affectives

Julie Crenn, 2021

Si notre imaginaire produit cette bulle de réalité dans laquelle nous vivons, éprouvons et pensons, la démarche poétique peut, pour ainsi dire, percer la bulle et s’avancer (comme on va à la source) vers les zones inconnues du réel, cet insondable où nous devions encore apprendre à nous tenir debout.

Patrick Chamoiseau, « Malgré Tout » (2021) {note}1

 

Il y a des œuvres qui vous affectent d’une façon si puissante qu’il en devient difficile de traduire ce sentiment et de le verbaliser avec justesse. Lorsque j’ai rencontré un film de Julie Chaffort pour la première fois, ses images m’ont arrêtée. Il s’agissait du film intitulé Les Cowboys (2017). La même expérience s’est renouvelée à chaque rencontre depuis. Ses œuvres m’attrapent physiquement et émotionnellement. Ce que j’ai ressenti à ce moment-là, c’est une émotion identique à celle que je peux vivre face à certaines autres œuvres qui vont d’Antoine Watteau à Edi Dubien, en passant par Kiki Smith, Apichatpong Weerasethakul, Rinko Kawauchi, Frida Kahlo ou encore Pierre Huygue. Face à l’écran, il me fallait m’assoir. Il me fallait prendre le temps de comprendre la situation présentée. Il m’était nécessaire d’expérimenter la lenteur, les silences pour entrer dans l’écosystème. Chaque film et chaque installation est une plongée onirique et sensible dans ce que Carla Hustak et Natasha Myers nomment des écologies affectives. Les œuvres vidéo de Julie Chaffort présentent le plus souvent des humain.es hors des villes, en extérieur, à la lumière du jour. Si j’ai, d’une manière quasi immédiate, aimé la manière dont l’artiste filme les humain.es, ce qui m’interpelle davantage, c’est sa manière de les inscrire dans un cercle bien plus grand, celui du vivant. Elle filme avec la même intensité et le même soin un arbre, un chien, une femme, la neige, le sol, un cheval, le vent dans les cheveux comme dans les herbes hautes, les étendues d’eau et tous les corps qui peuplent Gaïa, « une actrice, celle qui joue chacune de nos vies et à l’inverse le personnage que chacun de nous s’efforce d’interpréter. » {note}2

Lors d’une conversation, Julie Chaffort m’a confié avoir découvert que les nuages bougent dans le ciel à l’âge de huit ans. Assister à la course des nuages poussés par les vents reste un moment d’émerveillement. Au même âge, elle passe de l’obscurité à la lumière. Elle s’installe à la campagne, se promène avec ses chiens, contemple les champs en étendue. Elle fait l’expérience de l’espace et de l’inconnu. C’est peut être à ce moment-là qu’elle réalise que l’extérieur, c’est la vie et c’est le temps. Progressivement, elle prend conscience des connections et de l’interdépendance qui existe entre les êtres et les éléments. En ce sens, l’artiste opère des déplacements qui participent d’une déconstruction de l’éternelle opposition fabriquée entre la Nature et la Culture. Un conflit généré par la pensée moderne occidentale pour placer les humain.es à l’extérieur du concept de nature. Assigné.es à l’observation, à l’exploitation, à la colonisation et à la destruction de ce qui se résume à une simple ressource, les humain.es prennent le dessus et dominent la matière du monde. « Il faut du courage pour délaisser le vieux confort mental et endurer cela. » {note}3 Julie Chaffort fait exploser cette vieille opposition au profit d’une puissante réconciliation : les humain.es, les végétaux, les arbres, l’eau, le ciel, la neige, les herbes hautes, la lumière, le vent, les animaux, la pluie, le feu agissent dans un même lieu, celui du vivant. L’artiste adopte un soin particulier pour filmer cet écosystème où chacun non seulement y joue son rôle, mais aussi affecte la présente des autres. Nous assistons ainsi à des scènes inédites qui bousculent joyeusement et poétiquement nos imaginaires encore pétris de cette opposition limitative.

Des situations jaillissent. Comme sorties de nos rêves. Elles ne sont pas toujours confortables. Les corps sont parfois mis à l’épreuve à l’intérieur d’un espace-temps qui nous semble infini et où s’entrecroisent l’étrange et l’enchantement. Chaque rencontre est insolite : un homme en costume marche dans l’eau gelée d’un lac ; un chasseur joue du piano dans un bois ; une femme danse le flamenco en bravant la puissance du vent ; une autre, plus âgée, est vêtue d’un manteau de fourrure, les yeux plissés, elle lutte aussi contre les rafales d’un vent froid ; une meute de personnes augmentées de déambulateurs avance dans une forêt enneigée ; un cheval apparait entre les arbres, il est immobile et silencieux ; des moutons voguent, pattes liées à une barge ; des humain.es, seul.es ou en couple, apparaissent, immobiles et silencieux.ses dans la forêt, leurs vêtements brulent par endroit ; une femme chuchote à l’oreille d’un cheval. Les corps, humains et non humains, y sont vulnérables, mystiques, libres et perceptifs. Chaque situation semble provenir ou s’échapper de nos imaginaires les plus secrets. Julie Chaffort met en scène et en œuvre une poésie invisible ou à peine perceptible. Elle nous immerge dans la vie, les vies entremêlées d’un écosystème en mouvement perpétuel et qui atteste de « la jouissance d’être vivants avec d’autres ». {note}4

Le langage humain se fait entendre de temps à autre. Il ne prédomine pas. Ce sont les chants, les signaux et les musiques du vivant qui articulent la relation entre les corps, entre les présences visibles et invisibles. Le chant des oiseaux, celui du vent ou encore des arbres. La musique d’une fanfare, celle du piano ou celle du cor. Les cris et les silences. Les souffles et les respirations. Les murmures et les frémissements. Julie Chaffort nous donne à écouter et à apprivoiser une langue commune. Une langue plurielle qui manifeste les besoins irrépressibles de s’exprimer, de communiquer, de s’affecter les un.es aux autres par nos corps sonores. Les sonorités, le soin et les énergies qui émergent des images, la sensibilité des relations entre les êtres, la fabrication de langages singuliers, de silences expressifs – c’est l’ensemble de ces éléments qui m’affecte profondément. Je ne fais pas ici référence à la profondeur par hasard ou par excès d’émotion. Les œuvres de Julie Chaffort réveillent une mémoire inscrite dans nos chairs, elles remuent quelque chose d’ancestral, d’indicible et de fondamental - quelque chose qui va bien plus loin que les limites de nos propres corps. Quelque chose qui nous dépasse et qui participe d’un chant commun. Peut-être le bruissement d’un « passé ancestral qui fait de chacun de nos corps une portion limitée et infinie de l’histoire de la Terre, de l’histoire de la planète, de son sol, de sa matière. » {note}5

texte de l’exposition Ombres errantes, le 19 CRAC, Montbelliard, 2021

If our imagination produces the bubble of reality in which we each live, experience and think, then the poetic approach may be seen as a way to pierce that bubble, and allow us to advance towards the unknown parts of reality (as we would the source of a river) where we still have to learn how to stand on our own two feet.

Patrick Chamoiseau, « Malgré Tout » (2021) {note}6

 

There are works which affect you so strongly that it becomes difficult to translate and verbalise the feeling accurately. The first time I came across a Julie Chaffort film, I found her images striking. It was the film titled Les Cowboys (2017), and a similar experience has repeated itself with every subsequent film of hers. Her works grabs me both physically and emotionally. What I felt at that moment is an emotion identical to those I have experienced with other works, ranging from Antoine Watteau to Edi Dubien, by way of Kiki Smith, Apichatpong Weerasethakul, Rinko Kawauchi, Frida Kahlo and Pierre Huygue. What I saw on the screen compelled me to sit down. I needed time to understand the situation presented to me. I found it necessary to properly experience its slowness and its silences, in order to better immerse myself into its ecosystem. Each film and each installation is an oneiric and sensory immersion into what Carla Hustak and Natasha Myers have named affective ecologies. Julie Chaffort’s videoworks most often present humans outside the city, out in nature, and in full daylight. And although I was almost immediately drawn to the way the artist films her human subjects, what struck me most, is her way of inscribing them into the far grander scheme of the natural world. She is capable of filming with the same intensity and the same care, a tree, a dog, a woman, the snow, the ground, a horse, the wind blowing through hair or tall grass, stretches of water, and all the bodies which inhabit Gaïa, “an actress who plays out each one of our lives, and is conversely the character that each of us strives to interpret.” {note}7

In conversation, Julie Chaffort once confided to me that she only discovered that clouds move across the sky at the age of eight. To this day, watching the clouds being pushed by the winds remains a moment of pure wonder for her. At the same age, she passed from obscurity into the light. Moving to the countryside, she took walks with her dogs, and contemplated the open fields. She experienced both space and the unknown. It is perhaps at that moment that she realised that the outdoors are made up of life and time. She gradually became aware of the connexions and interdependence between living beings and the elements. It may in fact be said that the artist creates movements that attempt to deconstruct the eternal opposition between Nature and Culture. This is a conflict generated by modern Western thought, placing humans outside the concept of nature. Once reduced to a mere rescource, humans then ascribed themselves the role of observing, exploiting, colonising and destroying nature, allowing them to take over and dominate the world’s matter. “It requires courage to let go of our old mental comforts and endure the consequences”. {note}8 Julie Chaffort explodes this old opposition in favour a powerful reconciliation : humans, plant life, trees, water, sky, snow, tall grass, light, wind, animals, rain, and fire are all actors in the same living, breathing world. The artist takes special care to film this ecosystem in which each element not only plays out its role, but also interacts with all others. This allows for surprising scenes which joyously and poetically shake our imaginations free from that limiting opposition.

Situations arise, as if from dreams. They are not always comfortable. Bodies are sometimes put to the test within a seemingly infinite space-time, where things both strange and enchanted intersect. Each encounter is unusual : a man in a suit wades through the frozen waters of a lake ; a hunter plays piano in a wood ; a woman dances flamenco while facing the power of the wind ; another, older woman, is dressed in a fur coat, eyes squinting, her too facing down the gusts of a cold wind ; a pack of people, augmented by their walking frames, advances through a snow covered forest ; a horse appears through the trees, silent and still ; sheep float about, tied at their feet to a barge ; humans alone or in couples appear, silent and still in a forest, their clothing burning here and there ; a woman whispers into a horse’s ear. Bodies both human and non-human appear at once vulnerable, mystical, free, and perceptive. Each situation seems to have both come from, and escaped, from deep, hidden recesses of our minds. Julie Chaffort stages and puts into play an invisible – or barely perceptible - poetry. Through her work, we are immersed into the intertwined lives of a perpetually evolving ecosystem, into the “joy of living with others”. {note}9

Human language can be heard from time to time. It does not predominate. It is in the songs, the signs, and the music of the natural world, articulating the relationship between bodies ; between visible and invisible forces. The singing of birds, of the wind, or even trees. The music played by a brass band, on a piano or a horn. Cries and silences. Between breeze and breath. Between murmur and quiver. Julie Chaffort allows us to hear and to tame a common, plural language which manifests its irrepressible need to express, to communicate, and to interact with each other through the corporal sounds at our disposal. The sounds, the care, and the energies which emerge from her images, the sensitivity of the relations between beings, the fabrication of singular languages, of expressive silences - it is the sum total of these elements which affects me profoundly. This profundity is referred to neither randomly, nor through excessive sentimentality. The work of Julie Chaffort awakens a memory inscribed in our flesh, it stirs something ancestral, unsayable and fundamental - something that goes much further than the limits of our own bodies. Something that is beyond us, and that participates in a common song. Perhaps the rumblings of an “ancestral past which makes each of our bodies a limited and infinite portion of the history of the Earth, of the planet, of the very ground upon which we stand, and the matter that composes it.” {note}10

Text of the exhibition Ombres errantes, le 19 CRAC, Montbéliard, 2021
translated by Galen Bangs

1Chamoiseau, Patrick ; Glissant, Edouard. Manifestes. Paris : La Découverte, 2021.

2Ait-Touati, Frédérique ; Coccia, Emanuele. « Gaïa, la vie en scène » in COLLECTIF. Le Cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour. Paris : La Découverte, 2021, p.11.

3Chamoiseau (2021, p.7)

4Hustak, Carla ; Myers, Natasha. Le ravissement de Darwin – Le Langage des plantes. Paris : La Découverte, 2020, p.11.

5Coccia, Emanuele. Métamorphoses. Paris : Bibliothèque Rivages, 2020, p.29.

6CHAMOISEAU, Patrick ; GLISSANT, Edouard. Manifestes. Paris : La Découverte, 2021.

7Ait-Touati, Frédérique ; Coccia, Emanuele. « Gaïa, la vie en scène » in COLLECTIF. Le Cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour. Paris : La Découverte, 2021, p.11.

8Chamoiseau (2021, p.7)

9Hustak, Carla ; Myers, Natasha. Le ravissement de Darwin – Le Langage des plantes. Paris : La Découverte, 2020, p.11.

10Coccia, Emanuele. Métamorphoses. Paris : Bibliothèque Rivages, 2020, p.29.

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