La résistance des feux follets et des chevaux blessés

Léa Bismuth, 2020

Composée d’un film, d’une installation-vidéo, et d’une mise en scène de jouets mécaniques, l’exposition PRINTEMPS est un hymne à la renaissance et la régénérescence. À la résistance aussi, de ceux qui s’enflamment, ou de ceux qui luttent. Mais il faut comprendre qu’au cœur de chaque élan retrouvé, reconquis, il y a une rencontre, c’est-à-dire à la fois une confrontation et une douceur, un appel et un dialogue. Les deux textes qui suivent, sous la forme de tableaux-poèmes fidèles aux objets filmiques dont ils s’inspirent, tentent de restituer ce mouvement vivant.

Tableau #1

Tout commence dans une forêt, profonde, peut-être primordiale.
Fougères épaisses, oiseaux chanteurs, échos pluriels.
Une femme s’enflamme, d’abord.
C’est elle qui prend feu, la première.
Elle est sereine, ou du moins elle semble l’être.
Elle regarde le feu prendre, doucement, lentement, sur ses jambes, le long de ses bras.
Elle regarde le feu la parcourir.
Les flammes pourraient l’envahir toute entière, si elles n’étaient retenues par une sorte de magie.
Le brasier irréel.
Et les brumes des contes envahissent le paysage, suspendues, familières, oniriques.
Une métamorphose se prépare.
La femme qui brule n’a rien d’une vestale.
Elle ne fait partie d’aucune société secrète.
Ce qu’elle accomplit relève plutôt d’une tâche invisible, d’une méditation ouverte.
Trouver le lieu et la formule.
Faire qu’une certaine chose advienne.
Une latence, l’attente d’une révélation, au sens photographique, d’apparition.
La mousse répandue aux pieds des arbres, sur les tapis de feuilles, dissimule une ample existence.
Insectes et champignons y prolifèrent.
Lichens millénaires, aussi anciens que les légendes, aussi persistants que les foyers.
L’homme et la femme regardent la nature, qui les enlace, qui les contient, qui les protège.
Font-ils partie d’elle ?
Sont-ils partie intégrante d’un humus immense, encore plus vaste que le Tout ?
Seule leur rencontre, sous nos yeux, tiendra lieu de réponse.
La silhouette de l’homme et celle de la femme se consument dans l’humidité sylvestre.
Figures spectrales, présences chaleureuses, résistantes.
Contre quelles forces devront-elles se battre, et à la face de quel souverain auront-elles à rendre des compte ?
À moins que ces présences lumineuses ne soient totalement libérées d’attaches et de contingences.
Une rencontre, et l’étreinte, fraternelle autant que sororale, qui s’en suit.
Une sorte de reconnaissance et d’écoute de l’autre.
Alors que le regard est aussi une caresse.
L’animal fougueux, lui, se tient à l’écart, majestueux, à l’arrière-plan.
Il nous dévisage autant qu’il dévisage les protagonistes de la scène.
Il nous demande seulement : faisons-nous bien partie du même monde ?
Pour répondre à la question, il faudra témoigner en faveur d’une errance.
L’errance des âmes qui possèdent le réel savoir, qui connaissent le feu du printemps.
Le feu par qui la vie se régénère.
En une constante transformation, en un perpétuel mouvement d’incendie.

 

Tableau #2

Imaginons Nietzsche éclater en sanglots, se jeter à terre, se pendre à l’échine d’un cheval battu par un cochet, un jour d’hiver, à Turin.
L’animal est sans doute moins triste que l’homme. L’homme est considéré comme fou.
Et pourtant qu’est-fil arrivé au cheval, après la rencontre ? Nul ne le sait. Vucijak est un nom propre, le nom d’un haras, en Bosnie.
Les sabots martèlent au sol un langage auquel seule l’intuition donnera accès.
Les hennissements se font entendre jusqu’au loin.
Le cheval se débat dans son enclos. Entravé, il manque d’espace.
Les vastes étendues sont rendues impossibles, inaccessibles.
La voix secrète murmure à l’oreille de l’animal.
Imaginons ce paroles, douces, réconfortantes.
Le soin des animaux, le soin des êtres.
La lumière froide, métallique, bleutée de gris.
Les chants des femmes, répétitifs, entrainants, en ronde, en choeur.
Balayer la paille de l’étable, et avancer tout de même, jusqu’à l’éblouissement complet.
La brulure de la lumière sur la pellicule, et la brulure, la chaleur dans les muscles.
Chez Géricault, chez Delacroix, le cheval romantique est héroïque, ou encore en tension, cambré, se cabrant, s’effrayant d’un orage, ou de la prise incendiaire d’une ville.
Parfois les chevaux se battent, entre eux, dans les tableaux.
Là, ne plus dompter l’animal, mais le regarder dans les yeux.
L’approcher par la douceur, et l’écoute, les gestes qui apaisent, et redonnent confiance en l’homme.
Pelage gris et blanc, pommelé, ponctué.
Souvenir de la grotte de Pech-Merle. Cheval des origines.
La caméra s’y attarde, et elle glisse sur les pelage, du Lipizzan outragé.
Lorsque la main s’approche du museau, la communication s’établit, par la lumière déposée sur la paume, l’avant d’un bras tatoué.
Prendre le temps de filmer la rencontre, en un face-à-face rendu possible.
En une sorte d’égalité consommée.
Pour que la rencontre ait lieu, il faut qu’elle soit progressive, en une longue redécouverte de l’amitié.
Et lorsque la ronde se forme derrière le grillage, les chevaux savent et dansent à leur tour avec les humains.
Entre les règnes, une forme de vie existe, se propose ici, pour s’amplifier.
Une visite aux frontières des espèces.
Pour qu’un groupe, pour qu’une assemblée, se fabrique à nouveau.
Et pour prendre de nouveau, son élan.

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