Partie 1 : Julie Chaffort ou l’échappée
L’eau paraît lisse d’abord, et le temps s’étire ou se suspend dans une forme d’insouciance, de légèreté, ou de calme propice à la contemplation. Les bourdonnements, le clapotis de l’eau, le soleil ou la brume nous enveloppent dans de longs plans fixes, et une certaine torpeur. Et d’un coup, le temps se resserre, se tend ; les sons et le paysage s’altèrent ; et l’on chavire dans le doute, l’interrogation, l’émotion retenue, ou le sourire arraché. Puis, tel un accordéon se dépliant après la compression, le temps se redéploie, et la respiration reprend un cours serein.
Cette alternance de temps appelle des univers différents. Le premier est celui d’un cinéma habité par une certaine lenteur, arrêtant le regard sur les branches des arbres qui ploient, sur les herbes couchées, sur le fil de la rivière, sur les roches des berges, sur les visages ; un cinéma qui écoute, aussi, les voix des hommes et des femmes qui les habitent (on pense à Tarkovski, Kaurismäki, Godard…). Le second renvoie, d’une part, au cinéma burlesque et à ses bascules à répétition, jouant sur les registres de l’absurde, de la chute, de la surprise, du décalage. Dans ces chavirements de situation, la dimension comique est parfois présente seulement en surface, dans un costume décalé et drôle, un accessoire improbable ; le jeu des acteurs, lui, touche les cordes profondes de l’émotion. N’empruntant pas au seul cinéma burlesque, ces scènes semblent puiser aussi leurs modèles dans le champ de la performance. Prenons un exemple. Dans Hot-Dog (2013), la caméra s’arrête sur un paysage de forêt enneigée ; Nikolaï s’affaire, puis chante au micro « Je ne suis pas chanceux en amour » sur un fond musical enregistré. De larges baffles diffusent le son. Bras nus et capeline en fourrure sur le dos, le sourire aux lèvres, les chaussettes blanches dans ses chaussures noires, Nikolaï aurait sa place dans un centre d’art, et paraît ici téléporté, sans la moindre gêne, dans un environnement a priori assez hostile. Et ce qui serait légèrement décalé et plutôt drôle dans un centre d’art devient ici puissamment émouvant.
Situé à la lisière du cinéma et de l’art contemporain, le travail de Julie Chaffort déjoue aussi la normalisation des espaces de (re)présentation. Faut-il le temps imposé d’une salle de projection (comme lors de la présentation de La Barque Silencieuse au Festival international de cinéma de Marseille tout récemment) ? Ou l’espace déployé du « white cube » et de sa « dark room » des lieux de l’art contemporain aujourd’hui ? En acceptant les deux (et les mondes professionnels qui leur sont associés), Julie Chaffort est fidèle à cette double identité qu’elle revendique, celle d’être une « artiste-réalisatrice ». Un entre-deux qui a déjà une certaine histoire, puisqu’une partie des artistes de la génération précédente a nourri sa pratique du cinéma. On pensera, par exemple, au travail de Gonzalez-Foerster, Huygue, et Parreno, et à leur société Anna Sanders Production créée en 1997. Pour Julie Chaffort, le cinéma est un médium dominant, naturel, celui qu’elle choisit très tôt de développer, à l’école des beaux-arts de Bordeaux où elle étudie, puis auprès de Roy Andersson qu’elle assiste, et de Werner Herzog dont elle suit le séminaire à sa Rogue Film School. Mais elle est aussi, fondamentalement, artiste « plasticienne ». Au delà des correspondances citées ci-dessus entre le champ de la performance et celui du cinéma dans ses films, les enjeux des pratiques hybrides de l’art contemporain ressurgissent lors de sa première exposition personnelle à l’espace Clark de Montréal en 2015. Pour habiter l’espace, déployer dans et hors de l’écran de projection un univers plastique autonome, Julie Chaffort créée une projection multiple, et ajoute deux éléments, une platine sur socle et un banc. Elle invite ainsi à une forme d’immersion sonore et visuelle, qui rappelle en la décalant l’expérience du cinéma. Pour sa deuxième exposition personnelle à Pollen quelques mois plus tard, elle ajoute d’autres objets : les costumes portés par les acteurs de La Barque Silencieuse sont suspendus à des cintres, des fragments d’animaux empaillés et une photographie « de plateau » sont accrochés aux murs, et d’autres vidéos sont présentées dans des moniteurs. L’artiste nous place ainsi dans et hors du film, à l’instar du Woody Allen de La Rose pourpre du Caire. Elle définit aussi un environnement d’exposition qui rappelle celui du musée, musée d’objets–souvenirs, musée de l’homme, etc. Et c’est le statut même de ces objets qui est alors en jeu. Pour l’artiste, « ces objets ne sont que des accessoires » ; ils n’ont donc pas le statut de sculptures, incarnant « seulement » des vidéos réalisées ou à venir. Cependant, par leur présence physique, leur emplacement, les liens qui se tissent spatialement entre eux et avec la ou les projections, ces objets dessinent un univers qui ne pourrait se réduire à celui d’un décor. Il y a, en germe, l’apparition d’un véritable monde parallèle, autonome, qui continue à se développer à la Progress Gallery.
Partie 2 : Entre chiens et loups
Le rideau est tombé, cloisonnant les deux espaces de la Progress Gallery, dissociant l’introduction du développement, la mise en bouche du plat de résistance, le teaser du global.
La première salle fonctionne aussi comme un sas, entre la rue, sa lumière, et la pénombre de l’espace principal de la galerie, où l’on vient perdre le sens du réel. Dans cette heure bleue, Julie Chaffort commence par nous distraire. Trois moniteurs alternent, en boucle, de courtes vidéos en apparence un peu absurdes, dans lesquelles se croisent de vrais et de faux animaux. Dans La meute, plusieurs chiens de chasse s’approchent d’un caniche noir synthétique posé au sol droit comme un « I », et un peu ridicule avec sa petite langue rose qui sort. Ils lui tournent autour, le reniflent, s’en éloignent, reviennent ; l’un lui urine dessus. L’action semble anodine, et pourtant, elle grince. Le chien appât est aussi un chien en peluche ; succédané animal pour l’homme, il est ici souillé d’un jet d’urine canine. Et dans ce jeu de dupes prime la propension de l’homme à (se) leurrer.
Le rideau franchi, on renaît dans une salle au noir, la verrière de la galerie ayant été occultée par l’artiste. Un aveuglement nécessaire, peut-être, pour revenir à l’état de croyance d’avant la vérité. Surgit de l’obscurité un mouton noir aux grandes cornes debout sur une embarcation de fortune, un radeau posé au sol sur ses gonfleurs. Ce dernier est un bel objet, doté de sept larges planches en bois patiné, certaines dorées, d’autres brunes. Le radeau a servi ; « il a joué, il a vécu », dit l’artiste qui l’a fabriqué lors d’une résidence en mai à La Petite Escalère, et filmé pour un chant sur l’Adour. L’incongrue présence de ces deux objets, le mouton noir et le radeau, fait resurgir un passé enfoui, et un ailleurs ; ils sont repêchés, en quelque sorte, de la mémoire du temps. Julie Chaffort les qualifie d’ « espèces reliques », expression utilisée en biologie pour nommer les espèces presque éteintes, d’origine très ancienne et qui ne se rencontrent que dans une aire limitée. Le terme « relique » renvoie aussi à ces restes de saints auxquels l’homme voue un culte, et qui ont nourri, pendant des siècles, la construction de nouvelles églises. La nouvelle vie accordée par Julie Chaffort à ces éléments « morts » est toute autre. Mais est-on si loin d’une forme de réincarnation ?
Sans bouger, le mouton vogue sur son radeau, au gré des sons naturels sortis de la platine vinyle voisine. De l’eau qui ruisselle, du vent en rafale, des cris d’oiseaux, des hurlements de loups,… accompagnent cette itinérance ; ils ont été enregistrés au milieu du XXe siècle par un photographe et preneur de son canadien, Dan Gibson. Ces sons recréent l’atmosphère d’une nature sauvage, non domestiquée par l’homme. Ils font aussi écho à la partition sonore de Jour Blanc, à l’espace Clark à Montréal, et à sa partition visuelle, lui empruntant deux de ses trois vidéos. Dans ce crépuscule artificiel qui relie Ouessant au Nouveau Monde, on est saisi par le décalage entre l’hyperréalité de ce que l’on entend et voit, et l’impossible connexion, dans le réel, entre les objets sonores et visuels exposés. Le monde des songes n’est peut-être pas si loin.
Camille de Singly, 2016
Écris dans le cadre de l’exposition Entre chiens et loups, Progress Gallery