Camere dell eco

Christel Pélissier-Roy, 2023

Dans cette folie du XVIIe siècle, construite par le Duc de Vendôme pour abriter ses amours avec Lucrèce de Forbin Solliès dite la Belle du Canet, Ghislaine Portalis investit les salons du Pavillon de Vendôme de son univers imprégné par le siècle des lumières... Ce joyau architectural sert d’écrin aux œuvres que l’artiste a créées spécifiquement pour le lieu ou qu’elle réactive en résonance avec l’histoire, les collections et le décor du Pavillon, en écho, camere dell eco !

Nourrie par ses recherches sur le XVIIe et le XVIIIe siècles, par les fêtes galantes, par les contes de Perrault et plus particulièrement par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), source inépuisable d’inspiration, l’artiste questionne les attributs du féminin et du masculin.
Par le détournement et l’interprétation de formes, de détails, Ghislaine Portalis joue sur l’ambiguïté du motif sur le caché/dévoilé, sur les artifices de la beauté, de la parure et son accessorisation... avec délicatesse, humour, décalage, suggestivité.

Installations, objets, grands dessins réalisés à l’aiguille de tapissier, jalonnent les salons ponctués des œuvres de la collection du musée de gravures et de portraits, nous faisant voyager à travers l’histoire des représentations par des propositions aux formes suggestives avec une pointe d’érotisme.

Le dessin et le papier, sont le support de prédilection au cœur de ses créations. Le dessin se fait discret, délicat. Il se met en volume. Il est de petites dimensions sur des pages de carnets Moleskine, mais aussi sur grands formats jusqu’à 2 mètres de haut. Le dessin se fait gravure sur verre, dentelles tissées au Puy-en-Velay, aquarellé, piqué...

Le corps est le sujet principal que l’artiste dévoile dans son intériorité et son intimité. Les parures en deviennent les prolongations, telles des excroissances aux formes insolites et suggestives, les détails exagérément agrandis prennent ainsi une ampleur révélant une autre histoire.

Le sein, symbole par excellence de la féminité, traverse toute l’œuvre de l’artiste. Ghislaine Portalis s’en saisi comme un objet attribut se référant à certaines œuvres jalonnant l’histoire de l’art, comme un trait d’union entre passé et présent, mais pointant également le statut de la femme qui encore aujourd’hui reste un combat.

La fresque de la Villa des Mystères à Pompéï, Sainte-Agathe peinte en 1635/1640 par Francisco de Zurbaràn, conservée au Musée Fabre de Montpellier, la « jatte-téton » ou « bol-sein », créé au XVIIIe siècle, icône des productions de Sèvres, sont autant d’œuvres qui ont profondément marquées l’artiste et qui vont ancrer sa création dans une continuité. Nous pensons également au Portrait présumé du Gabrielle d’Estrée et de sa sœur la duchesse de Villars, vers 1594-1595 conservé au Musée du Louvre, affichant la posture ambiguë de la maîtresse d’Henri IV et de sa sœur qui lui pince le téton (symbole de sa maternité) ou encore à la Vierge à l’enfant issue du diptyque de Melun, peint vers 1452-1458 par Jean Fouquet, conservé au Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers en Belgique, tout comme La liberté guidant le peuple daté de 1830 par Eugène Delacroix dont cette femme au torse dévêtu et portant un bonnet phrygien est devenue le symbole la liberté puis de la France et peut évoquer les Marianne, allégorie de la République. Et tant d’autres encore...
La Sainte-martyre Agathe présente sur un plateau ses propres seins qui lui ont été tranchés. La délicatesse et la grâce qui émanent de ce tableau sont en opposition avec la cruauté et l’atrocité de la mutilation qu’elle a subit. Ghislaine Portalis évoque dans ses œuvres cette opposition entre délicatesse, raffinement et violence, cruauté, que l’on retrouve également dans son approche des contes des Frères Grimm ou de Charles Perrault.

Les seins que crée Ghislaine Portalis jouent de ce raffinement détourné, dans lequel s’oppose le vide et le plein, le féminin et le masculin par l’imbrication et la complémentarité des formes. Ses seins sont en plâtre, matière laiteuse, dont le rendu fait penser à la porcelaine mais avec ses traces, cicatrices, bulles, imperfections. Le plâtre est coulé dans un préservatif qui par les mains de l’artiste le modèle en sein, avec cette impertinence de faire naître du contenant de la verge la forme d’un sein, et du réservoir un téton.
Ce sein plein s’imbrique dans le réceptacle de la « jatte-téton » de Marie-Antoinette – réalisée par Louis-Simon Boizot, sculpteur, et Jean-Jacques Lagrenée, dessinateur et graveur vers 1787 pour le service en porcelaine de Sèvres de la Laiterie de Rambouillet - tel un ciboire protégeant la femme en son sein. Recto/Verso, dont le socle est entouré de deux faucilles, allusion à la décapitation de Marie-Antoinette, mais également symbole de la moisson, de Flore déesse des fleurs et du printemps et donc du renouveau et de la fertilité qui trône au centre du plafond du salon du Pavillon de Vendôme, est surmontée par La laiterie et encadrée par deux Blasons. La composition mise en œuvre par l’artiste pour l’exposition, nous l’offre tel un autel dédié à la féminité, mêlant profane et sacré.

Cette forme de sein s’applique sur les blasons, signes de reconnaissance et d’identification devenue héréditaire dans les lignées mâles à partir du XIIe siècle. Ce basculement d’un symbole du féminin sur un emblème issu du masculin, renverse la situation, la position et l’emprise, telles des amazones.

L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), ouvrage majeur du XVIIIe siècle, mais également L’Encyclopédie méthodique, dite « encyclopédie Panckoucke » publiée à partir de 1782 sont pour Ghislaine Portalis une source inépuisable d’inspiration dans laquelle elle puise ses motifs de prédilection, mollusques et perruques, jouant sur l’ambiguïté du motif.
« L’artiste se passionne pour les coiffures, postiches et perruques, non seulement pour leurs formes et leurs textures, mais aussi pour les différentes manières de les assembler et pour leur symbolique qui change en fonction de leur origine géographique. Ghislaine Portalis met en scène avec humour la coiffe et le cheveu, proposant un voyage entre l’Afrique contemporaine et le monde précieux et érotique du XVIIIe siècle, ponctué par quelques objets insolites. Ses dessins et installations, que l’artiste nomme Trichos - terme grec désignant tout ce qui a un rapport avec les poils, les cheveux et même les cils -, sont d’une certaine manière des allégories complexes de la beauté, du luxe, de la recherche de l’esthétique dans ce qui il y a de plus intime. » {note}1

Trichos nous accueille sur le piédestal du somptueux escalier à double révolution, majestueux dessin encadré par deux tapisseries d’Aubusson dont le médaillon central fait écho à celui du dessin au feutre noir et rose fluo dont la technique par pixels peut évoquer la trame de la tapisserie, souligné par les ferronneries délicates de la rampe.

Ce dessin de perruque surdimensionnée a été également décliné par la technique de la perforation à l’aiguille, que Ghislaine Portalis développe depuis plusieurs années. C’est ce dernier qui a servi de modèle à l’échelle pour la délicate dentelle à l’aiguille Perruque II, réalisée par l’Atelier conservatoire national de la dentelle du Puy-en-Velay avec insertion au centre d’une broderie par l’Atelier du Point d’Alençon et faisant partie des collections de Mobilier national. Cette pièce exceptionnelle tant par ses dimensions que par la réalisation technique de recherche du point qui se rapproche le plus de ce braille ou de ce poncif, révélant l’affleurement à la surface.

Jouant sur les textures et les matières, ses « coiffes », chapeaux de paille transpercés par des milliers d’épingles de couturière, se transforment en objets-sculptures raffinés à la fois sensuels, intrigants, attractifs ou répulsifs. L’ondoiement que provoque ces fines pointes métalliques serrées les unes contre les autres dans lesquelles s’accroche la lumière, donne un aspect mouvant en opposition avec leur matière, aux formes douces répondent le côté piquant. Le métal étincelant devient fourrure appelant l’envie de caresse, pour percevoir et comprendre cette texture vivante. L’artiste se joue toujours des notions d’intérieur/extérieur, contenant/contenu, visible/invisible, voilé/dévoilé, intériorité/intimité, douceur/violence, mou/rigide, courbe/pointe... Placées sur des miroirs, les coiffes se démultiplient et nous laisse découvrir le recto/verso, en écho.

Avec humour Ghislaine Portalis décline ses « objets », « outils », trophées »...
Cette réflexion sur l’érotisme annonce un changement dans mes réalisations. Je fabrique de petites pièces autonomes au moyen de bandes de papier peint granuleux de 15 cm de largeur peint en rose dragée. Celles-ci sont enroulées, serrées, superposées, enfoncées... et attachées par des accessoires de chevelures, peignes, pinces, barrettes, pompons, brosses... Ces pièces, je les nomment « objets », « trophées » « outils ». Fantasme de désir de séduction et de destruction, de malice et de perversité, d’attraction et de possession.
Pour le Pavillon de Vendôme, Ghislaine Portalis les réactive en les plaçant sur deux tables se faisant face dans les salons du rez-de-chaussée. Nous sommes ainsi conviées par les hôtes du lieu, le Duc de Vendôme et Lucrèce de Forbin Solliès dite « la Belle du Canet » à un banquet. Tout en courbes et rondeurs pour celui des femmes, tout en verticalité et raideur pour celui des hommes. Le rose et le noir, couleurs emblématiques de l’artiste, en accentuent le contraste et la complémentarité.

Ce détournement s’opère également dans la série des Coquillages, représentations épurées et stylisées de coquillages issus de planches de conchyliologie de l’Encyclopédie, dessinées au feutre blanc et à l’acrylique sur toile vinylique rose. Ici encore le matériau ainsi que la couleur rose participent à la symbolique des attributs féminins-masculins de manière suggestive et subjective, le rose encore lié à la couleur des « filles », à la féminité, mais également couleur de la chair, de la carnation et la toile vinylique faisant référence au latex. Le support en forme de tondo, renvoie à la fois au tambour de broderie, ainsi qu’à l’art de la table lorsque Ghislaine Portalis les place dans un dressoir au design contemporain - le repas et le banquet étant des thématiques également développées par l’artiste dans ses travaux antérieurs.

Ghislaine Portalis dans ses recherches et questionnements sur le statut de la femme et les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles décrypte depuis plusieurs années les contes de Perrault ou des frères Grimm. Un salon est dédié au conte de Barbe bleue de Charles Perrault. Conte d’une grande cruauté dans lequel Barbe-Bleue égorge ses six épouses pour n’avoir pas respecté l’interdit...
La clef évoque selon le point de vue, l’appartenance, le pouvoir, l’emprise et la possession, ou celui de la clé de l’émancipation de la femme.
Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? dessins réalisés par perforation, évoquent les robes des six épouses assassinées, dans lesquels la violence de l’acte est représentée par des flèches ou des couteaux, signifiant ce féminicide. Une série de grands dessins (200 x 120 cm) superpose les six robes telles des poupées russes, celle de la petite fille jusqu’à celle de l’épouse, jouant sur la temporalité du cycle de la vie, du cycle de la femme.
Le crayon devient aiguille à tapissier qui perfore le papier Canson jouant sur le volume et la transparence. Le geste est précis, méthodique, minutieux, ces milliers de trous côte à côte, tracent les lignes du dessin qui affleure à la surface, vibrante et à peine lisible d’un ton sur ton jouant sur le relief qu’ils matérialisent. Ces piqûres sont autant de blessures, incisions, pénétrations...

A la dérobée d’un paravent réalisé par l’artiste, se cachent suspendus par des cintres, six dessins (77 x 67 cm) de robe réalisés au feutre argenté piqués d’aiguilles de couturière à l’emplacement du sexe pouvant évoquer les douleurs féminines, menstruation, viol, défloraison, avortement... Le paravent objet tout autant érotique que protecteur, nous pousse à la curiosité pour découvrir ce qui s’y cache, telle la porte qui obture l’accès à la chambre de l’horreur de Barbe-Bleue.

Ghislaine Portalis, avec son œil aiguisé et sa main délicate nous pique au plus profond de notre être nous questionnant sur une histoire, sur l’Histoire, celle des mœurs et celle de l’Art, celle de la place de la femme dans la société, sur sa fragile émancipation et sur la vigilance que nous devons y porter au quotidien, ici et ailleurs. Elle tisse un trait d’union entre les siècles passés et aujourd’hui, entre patrimoine et création, avec subtilité, finesse et subversivité.

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