Ni le lieu, ni l’art « à ciel ouvert », n’attendaient Ghislaine Portalis dans leur programmation de Jumièges 2016. Pourtant, l’Éros que côtoie l’artiste en permanence dans son travail ne se tourne-t-il pas, avec l’installation inédite Les gisants, vers un deus ex machina péremptoire, comme pour rappeler le retour des choses de la nature vers la nature. Éros rejoint l’humus. « Les liturgies jumelles de la sexualité et de la mort » {note}1, pour reprendre l’expression d’Étienne Borne.
L’œuvre conçue par Ghislaine Portalis pour le parc de Jumièges est dans une interpénétration telle avec l’ensemble des patrimoines foulés par le visiteur, que celui-ci pourrait fort bien traverser la belle terrasse Sud sans être outre-mesure piqué dans sa curiosité par les cinq tombeaux créés là par l’artiste. D’emblée sont convoqués dans cette œuvre les faux paradoxes cultivés par Ghislaine Portalis : raffinement et sobriété, nature et morale, émotion et rigueur, intimité et publicité. Le raffinement est révolution, dans le travail de Ghislaine Portalis : il extrait l’homme de l’animalité. Sans ambages, l’artiste a jeté son dévolu sur la pulsation la plus profonde de toute religion : la mort. La disparition. Avec délicatesse, ici. Avec noblesse. Des gisants. Deux. Comme on en trouve dans et autour des lieux de culte. Gisants contemporains, ready made, gravés dans des plaques de plexiglas. Charmants vêtements à la ligne claire, rappelant ces planches cartonnées avec modèles prédécoupés qui permettaient aux petites filles d’habiller à l’envi des mannequins de papier en deux dimensions. Vêtements sur cintre. Et le même vêtement mis en abîme. Un vertige tranquille, les strates symbole du temps, que l’artiste a déjà développé dans maintes œuvres. L’énigme éclatante, dont la clé saute à l’esprit sans attendre : les corps manquent. Disparus. À venir. Gisants désincarnés, comme le sont régulièrement les modèles mis en scène par Ghislaine Portalis. Chaussures vides, vêtements vides, coussins sans tête posées dessus. Beaucoup de vide. À remplir, ce vide, puisque la nature en a horreur. À chacun de jouer. Et comment refuser une si amène invitation, une si douce relecture de la sculpture religieuse du gisant, pour l’orant de passage.
Trois tombeaux jouxtent les deux chapelles squelettiques, mais si propres. Rien de plus contradictoires et à la fois évident : les tombeaux sont des sculptures de terre, de gazon, et de buis ; et chacun différent. L’éphémère là où de coutume le visiteur croise la pierre, le marbre, le béton. Une préciosité, avec Ghislaine Portalis. Une subtilité. Chiquenaude conviviale. Comment repousser une sépulture aussi originale, aussi délicate, en camaïeu vert, en végétaux policés, pièces quasi effacées sur la vaste terrasse verte. On en oublierait que voisine à nos pieds, dans l’humus, la chair.
Ghislaine Portalis donne, avec Les gisants, toute la mesure de sa délicatesse rebelle. Méfions-nous des eaux (des os…) calmes, elles sont profondes. Elles ne vous lâchent guère, vous enveloppent, elles sont vous, à bien y regarder. Cependant aucune amertume dans le geste de l’artiste. Aucun scandale. Rien que du beau.
Avec l’installation des Gisants, l’artiste fait superbement appel au hors-champ, débordant y compris l’élégante terrasse, car le parc entier, avec son patrimoine bâti, est englobé dans le propos de Ghislaine Portalis à partir de son dispositif d’une théâtralité effacée. Ainsi l’œuvre de l’artiste place en situation harmonieuse un travail irréfutable. L’installation est à dimension immersive néanmoins sans agressivité, sans « désordre pour le corps », celui-ci ne faisant qu’amener l’esprit du visiteur d’un tombeau à un autre, acteur d’une mise en scène dans un parcours sans danger. Ou presque. Les gisants illustre avec originalité et maîtrise le genre contemporain de l’installation, incluant même le retour à la figuration dans la sculpture contemporaine, en dépit de l’absence du corps cependant suggéré à l’infini dans cette œuvre faussement énigmatique. Pour reprendre le mot de Paul Ardenne, l’artiste a « trouvé la juste place » {note}2. L’œuvre de Ghislaine Portali répond aux critères de l’art contemporain environnemental qui conçoit en fonction d’un lieu à ciel ouvert. Ici, tous les patrimoines du site sont réactivés : culturel, architectural, religieux, horticole et paysager, et oblige l’abbaye de Jumièges à tenir un rôle dynamique dans la comparution opérée par Ghislaine Portalis.
Le temps est une thématique prépondérante, avec Les gisants. Le temps de l’Histoire ; et le temps du temporel. Présenté de façon décalée, voire malicieuse ; et sûrement avec séduction, via une narration elliptique ; mais étonnamment suffisante : l’artiste a beaucoup enlevé, atteignant l’essence, en dépit des cintres et de la dentelle gravés dans le plexiglas, traces de notre époque revisitée. « Je veux que la mort me trouve plantant mes choux mais nonchalant d’elle et encore plus de mon jardin imparfait », note Montaigne. À chacun ses choux et l’ordre de son jardin ; la dentelle, les vêtements et les cintres de Ghislaine Portalis n’ont rien à leur envier : la sérénité est identique, avec l’humus comme avec leur délicate poésie.