Méfiez-vous des roses qui dorment...
et songez, avant même de les réveiller, à cette longue histoire, particulièrement vivante en France, qui mène du Roman de la Rose (XIIIe) à La vie en rose d’Edith Piaf ; de toute la gamme des roses dans les tableaux de Boucher, Watteau ou Fragonard aux monochromes roses de Yves Klein, aux rayures roses de Daniel Buren, et même au rose Tati ; de Rose Sélavy chez Marcel Duchamp aux pétales de roses et tons de rose de Paul-Armand Gette..., et cela, sans perdre de vue le fait que « Eros » est l’anagramme de « Rose », et que cette couleur n’est pas forcement innocente.
Ne vous leurrez donc pas quand Ghislaine Portalis nous parle de « rose dragée ». Car, s’il est vrai que les bébés s’habillent en rose, on ne peut oublier que certaines pilules sont difficiles à avaler et que toute rose à des épines...
C’est depuis 1995 environ que la couleur rose est devenue une constante du travail de cette artiste. Elle s’ajoute ainsi à d’autres éléments qui le caractérisent depuis les années 80, tels l’usage du papier comme matériau de base, le recouvrement de ce papier par de la couleur et ce d’une façon manuelle (cf. le geste du peintre) et l’emploi de plusieurs couches de « papier peint » superposées.
L’usage du papier peint renvoie au recouvrement mural du même nom, employé dans la décoration d’intérieur, et par là-même à une fonction traditionnelle de la femme, quand celle-ci est garante de l’intimité, de la convivialité du foyer, par contre, son utilisation en couches successives rappelle les strates du temps écoulé et témoigne d’une activité répétitive, à la limite de la monotonie (ce qui est renforcé par la monochromie).
Ainsi, ces couches de papier superposées peuvent être source de chaleur, mais aussi instrument d’isolation ou même cause d’étouffement (tant physique que psychique).
Ces travaux prirent d’abord le mur pour support. Axés sur l’histoire de la peinture, de la décoration d’intérieur, du décor en architecture, ils jouaient sur l’idée de tableaux, de draperies, de cadres, de capitons...
Puis, ils devinrent objets indépendants, posés à même le sol, contre le mur. Constitués de piles de papier peint plie, ils évoquent pliage, rangement, empilement... activités typiques de la femme d’intérieur. En même temps, ils sont assises, socles ou tremplins (pour ou vers autre chose ?...) ; tandis que leur couleur et leurs rondeurs ne sont pas sans évoquer amas de chair, bourrelets rassurants...
Enfin, depuis 1998, Ghislaine Portalis réalise des petites pièces autonomes au moyen de bandes de papier granuleux (de la largeur d’un rouleau de papier hygiénique), peint en rose dragée. Celles-ci sont enroulées, serrées, superposées, repliées, enfoncées... et décorées ou attachées par des objets de couleur noire qui sont liés à la parure féminine (chevelure et maquillage) : peignes, pinces, barettes, diadèmes, pompons, brosses, pinceaux...
Ces pièces, que l’artiste nomme « objets », « trophées » et même « outils », avec leurs formes empruntées au vocabulaire de l’anatomie humaine, de la biologie, de l’érotisme... sont comme autant d’objets de fantasme ou de désir, suggestions visuelles et plastiques alliant les principes, bien souvent opposés mais complémentaires, de séduction et de destruction, de malice et de perversité, d’érotisme et d’agressivité, d’attraction et de possession.
Elles rappellent l’importance quasi universelle du pouvoir et de la hiérarchie, qui sont bien souvent liés à la parure, à la chevelure. Elles évoquent la tradition des scalps et des trophées, l’omniprésence des objets de collection, qui tous courent le risque de devenir objets de convoitise, sujets de vantardise, de concurrence.
On pourrait rappeler ici le souvenir de Fulvia, épouse de Marc Antoine, qui transperça d’une épingle à cheveux la langue de Ciceron, quand la tête et les mains de celui-ci furent exposées au Forum, à Rome, en 45. Ou évoquer le rôle de séduction, mais aussi de destruction (en rapport à la cécité) des épingles à chapeaux dans le film Der Eintärzer de Rebecca Horn, 1978.
Ghislaine Portalis a d’abord présenté ces « objets » au mur.
Elle les a également regroupés dans des tableaux, évoquant ainsi des « natures mortes » ; collections, mais aussi étalages d’objets inanimés, souvent chargés de symbolique.
Dans l’exposition à Gray, elle les dispose sur une longue table recouverte de tissu noir brillant (façon fausse fourrure, chevelure, toison) et de tissu éponge rose (rapport à l’hygiène, à la douceur mais aussi au pouvoir d’absorption, de rétention).
L’ensemble rappelle non seulement la nature morte du 17e siècle ou certaines mosaïques des villas romaines, mais suggère également l’idée de cocktail, l’ambiance de buffet : collection de victuailles, offertes au regard, dans le but de séduire d’abord et de satisfaire ensuite l’appétit (ou les appétits) des convives.
Toutefois, la qualité de séduction ne peut nous faire oublier le danger qui y est potentiellement lié. Ainsi, avant de succomber, on se souviendra de Salomé qui exigea la tête de Saint Jean-Baptiste sur un plat d’argent, pour prix de sa danse, ou de Sainte Agathe, martyre, présentant ses seins sur un plateau....
Dans le petit salon rose (existant) du Musée de Gray, Ghislaine Portalis a réuni trois gravures, trouvées dans la collection du musée et représentant des putti bien potelés, et une collection de ses « tableaux ». Ceux-ci sont réalisés à partir de boudins d’absorption (à usage de laboratoire), de couleur rose, qui sont assemblés en cadres et retenus par des peignes et des épingles à cheveux.
La petite pièce ainsi aménagée, n’est pas sans évoquer l’élégance des boudoirs et salons, l’intimité et l’isolement des cabinets de curiosité, la grâce d’un musée secret.
Mais ici aussi, face à cette apparente légèreté...
Méfiez-vous des roses qui dorment...