Pour Muriel Rodolosse, l’exposition est plus que le seul accrochage de ses tableaux, c’est le lieu où interroger la peinture. La scénographie, qu’elle crée en écho à la topographie du centre d’art contemporain, fait de ses œuvres les hypothèses et les arguments d’une pensée de la peinture qui s’invente dans le déplacement. Le procédé d’exécution des tableaux n’est pas étranger à ce principe. Muriel Rodolosse n’a jamais peint sur toile, refusant l’autorité de sa texture et de sa souplesse, lui préférant un support lisse et plus neutre. Depuis 1996, elle peint sous verre acrylique. Rigide et transparent, il permet de franchir le plan zéro du support et de passer toute la peinture à l’arrière. L’artiste construit le tableau dans son inversion : elle commence par les détails et finit par le fond. La hiérarchisation des plans est donc inversée, parfois mixée dans certaines œuvres récentes. Dans ce mouvement entre la face lisse - offerte au regardeur et qui interdit tout repentir - et la face intérieure - les coulisses en quelque sorte, qui accueillent le geste, la touche, l’intimité de l’œuvre - se joue le lieu de la peinture entre ce qui est montré et ce qui est caché. Muriel Rodolosse renverse la vision perspectiviste de la fenêtre ouverte sur le monde et interroge la nature de l’œuvre regardée.
Sans socle ni double-fond invite le visiteur à en faire l’expérience. Les œuvres se découvrent au fur et à mesure du cheminement dans les trois espaces successifs du centre d’art. Si le titre évoque un état de nature sans autorité ni artifice - sans socle ni double-fond - l’exposition cristallise à la fois cette question et son contraire : les êtres et les éléments ont un socle porteur et sont mis en lumière pour exister, ils ont un revers et une face cachée. C’est dans cette tension constante entre nature et contingence, entre ce qui est vu et ce qui est dissimulé, que se construit le parcours de l’exposition. Le visiteur est accueilli par un pénétrable, constitué de tableaux bifaces, mobiles et suspendus à hauteur du regard. Le franchissement de cet espace instable et mouvant est une expérience qui prépare à la découverte du grand tableau fixe et frontal. Mais la grande nymphe n’a pas de socle ni de double-fond. Le personnage - qui était déjà son modèle dans l’exposition x degrés de déplacement présentée au Frac Aquitaine en 2011 - avance paré ou parasité par des prothèses végétales et appareillages divers qui s’attachent au corps, le grandissent, le transforment ou l’entravent d’impossibles greffes. Il est placé ici dans un environnement naturel prédominé par une nature sauvage. Quelques socles blancs déstructurés sont disposés au sol et appellent à franchir l’espace intermédiaire. Là encore, les obstacles gênent la fluidité du trajet, obligeant le visiteur à enjamber, à contourner, pour aller au-delà de cette accumulation de volumes. Ce passage par le blanc dispose à un effacement des images précédentes pour faciliter la plongée dans l’ultime proposition. Celle-ci contrarie la vision idéalisée de la première salle et bascule dans Le lieu des contingences. Un immense tableau sombre occupe la totalité du mur frontal ; d’autres peintures de différents formats dialoguent avec des formes éparses au sol. L’installation assume une dimension géologique qui vient creuser le propos dark de l’exposition. D’abord il y a l’eau, insondable : les illusions de la matière picturale obtenues par dilution donnent aux œuvres un aspect aqueux intrigant et magnétique. Géo-dispersion, La fuite d’eau, La roue à eau, La chute, Gloires, sont autant de tableaux qui contribuent à rabattre vers le sol l’imminence d’un débordement. Puis, il y a les éléments de socles et de cimaises, qui, dans l’impossibilité d’endiguer ce flot, font plutôt figures de plaques tectoniques dont les heurts seraient susceptibles de déclencher d’autres accidents... Il y a le doute et l’éventualité de la catastrophe. Sur le mur du fond, La grande faille assume sa verticalité paradoxale en même temps qu’elle sonde l’enfouissement : un feu intérieur ruine la construction, suinte des interstices et entame l’ordre des choses. Les noirs charbonneux évoquent la mine et l’effondrement, à l’exacte antipode de l’image pastorale et idyllique délivrée par Mais la grande nymphe n’a pas de socle ni de double-fond dans la première salle. Le visiteur est immanquablement projeté à l’intérieur de la peinture. Il s’en trouve ainsi augmenté, comme l’exposition devenue elle-même œuvre.
Martine Michard
2014