Renversements atemporels

Elise Girardot, 2020

« Une fois que l’on aura rassemblé en un même lieu un nombre conséquent de raretés de toutes sortes, que l’on choisisse une pièce exposée au sud-est à l’abri des vents incommodes, aux murs sains, au plafond voûté, où la lumière du jour soit uniformément répartie, et qui se trouve en outre bien prémunie contre tout accident. » Julius Von Schlosser, Les cabinets d’art et de merveilles de la Renaissance tardive, 1908. 

Des barres de pluie traversent le ciel. Au dernier étage du château, on ne sait si on distingue des peintures ou des miroirs tant le bleu du ciel se confond avec la matière picturale. Muriel Rodolosse orchestre un ensemble de soixante-trois peintures sur Plexiglas installées de manière pérenne. Tel un kaléidoscope grandeur nature, Mirabilia se déploie face à nous. D’un étage à l’autre, une ritournelle nous entraîne : on découvre des personnages, des animaux, des objets qui envahissent les murs. Flottant dans le ciel et interpellant notre mémoire, ils nous défient d’un air énigmatique malgré les masques qui recouvrent leurs visages. Enivré par les points de vue en contre-plongée, l’imaginaire réveille la bâtisse. La composition réalisée selon une technique inversée (les motifs sont peints avant les fonds) est observée « à l’envers », de l’autre côté de la surface exposée. Par cette mise à distance entre la peinture et celui qui la regarde, l’artiste renverse la perception et nous fait entrer à l’extérieur de la peinture. Cette prouesse trouble l’échelle et présente sur un seul et même plan chaque détail, qu’il soit animal, humain ou hybride. 

Au Bois fleuri, une enfilade d’arbres centenaires jalonne le parc. Les lignes asymétriques composent l’architecture qui surgit derrière les branches de grands chênes, cèdres, séquoias et sapins. Tourelles, moulures et balcons accompagnent le donjon crénelé dont la découpe habille le ciel. Les murs tristes tombent en désuétude : ici, nulle trace d’un maître des lieux. Une porte métallique ponctuée de rouille et d’inscriptions suggère le passage récent d’occupants intempestifs. Aujourd’hui, l’accès est condamné à jamais. Les images de Muriel Rodolosse révèlent les mythologies invisibles du château. La nature invasive, parfois tropicale, entoure des êtres surnaturels. Tout autour, des habitats d’urgence parsèment le parc. Ce futur visionnaire est dépeuplé d’êtres humains. On voit les branches des chênes encore feuillus se balancer dans les couleurs de la peinture. Dans un mouvement d’agitation chaotique, le château est ré-enchanté. Une myriade de motifs habite les images aux formats multiples. Une grande peinture nous appelle : au milieu, un cavalier noir masqué. Sur une autre peinture, on observe l’ombre portée de ses fers. Puis, le regard guidé vers les sommets d’ardoise, on aperçoit un œil-de-bœuf et une étroite meurtrière où chante un perroquet. Ça et là, les intérieurs réapparaissent, à l’image des escaliers tournants ou des carreaux délabrés de la salle de bain qui s’effacent dans un nuage de buée.

Au XIXe siècle, les Bordelais fréquentent Lormont à la recherche de loisir dominical. La ville attire les guinguettes qui fleurissent non loin de la Garonne. Un siècle plus tard, les étagères d’une bibliothèque municipale recouvrent les murs du rez-de-chaussée du château. Après les grandes réceptions des années folles, l’occupation de soldats allemands puis américains, chacun peut désormais aller et venir à sa guise à la recherche de l’ouvrage désiré et de ses trésors narratifs. La maison hantée alimente ses légendes, nous scrutons à distance cet écrin d’apparence étrange. Pourquoi avoir assouvi un tel fantasme néogothique à une époque moderne ?

Par l’usage de références disparates, une narration extra-ordinaire s’élève des peintures de Muriel Rodolosse. Les détails hétérogènes se superposent au lieu jusqu’à faire corps avec lui, produisant une œuvre atemporelle. Ces géographies aléatoires composent une fiction. Les étages et les façades se succèdent pour former une parure de peintures-prothèses, tantôt empreintes de réminiscences, ancrées dans le présent ou prémonitoires. Symboles, icônes et reliques fondent le panthéon de références d’une ère post-humaine. Dans un même mouvement où passé, présent et futur sont devenus indissociables, l’accrochage englobe le château et rappelle les salons de peinture décrits par Baudelaire au XIXe siècle. Pourtant, ici, tout est voué à se métamorphoser au gré des saisons et de la décadence inéluctable. Le manoir fané combat les affres du temps ; Mirabilia annonce la future ruine de la bâtisse. L’artiste lâche prise : elle envisage la destruction des tableaux, leur confrontation avec les pierres, les branches, les aléas de la lumière. Des sensations magiques, paranormales et surréalistes côtoient une réalité tangible et immatérielle tout à la fois : d’autres éléments nous ramènent à un réalisme plus moderne, comme la Cadillac garée sous un lustre et dont les phares éblouissent soudain le kangourou. 

Mirabilia est la symbiose du merveilleux et du monstrueux, à l’image de la déesse Mirabilia, totem mi-femme, mi-fleur qui incarne l’esprit du lieu. Tel le réceptacle désordonné du rare et du prodigieux, ces chimères côtoient les poutres qui dégoulinent des toits. Entraînés par une hallucination fantasmagorique, les idoles sortent peu à peu du château tandis que les oiseaux dévorent sa ruine en devenir. Longtemps exposés dans les cabinets de curiosités, les fragments disparates, cornes de rhinocéros, oiseaux empaillés, pierres et fossiles de toutes sortes renaissent. Ils semblent prendre leur revanche. Les coiffes et masques des sorcières, magiciennes ou chamanes s’animent. Dans plusieurs tableaux, des portes ouvertes dévoilent des êtres hybrides au milieu d’herbes hautes. Des dichotomies s’articulent du visible à l’invisible, à l’image du rideau doré qui suggère un rituel dissimulé. Les miroirs présents dans les peintures catalysent de nouvelles chimères et proposent les visions démultipliées d’une même image. Les tableaux aux murs représentent tantôt d’autres animaux, tantôt une vanité. Peu à peu, le plafond s’écroule, le papier peint se déchire et tombe en lambeaux. Les monstres exultent derrière les tableaux : ils sont les augures d’un monde en devenir, d’une cosmologie inédite. D’une peinture à l’autre, Muriel Rodolosse dresse une architecture du temps. 

Élise Girardot

septembre 2020

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