Entretien avec Muriel Rodolosse

Jeanne Queiheillard, 2009

haaa… Dada ! Un homme masqué se tient la jambe en déambulant sur un agneau à trois pattes dans un paysage où diverses architectures sont organisées en un parc mental. Cet homme tient l’oreille de l’agneau comme si elle était un accélérateur de mobylette ou son attitude peut rappeler celle d’un cavalier faisant du rodéo. Au premier plan les éléments, les fleurs, les architectures miniatures sont peints en vue plongeante, le regard surplombe le sujet. Vers le haut du tableau le point de vue change, les éléments sont représentés en contre-plongée, cela permet un rapport plus kinesthésique avec l’œuvre. L’espace perspectif n’est pas cohérent, les rapports d’échelle participent du trouble et du vertige comme Dada du mouvement DADA qui se tient en équilibre sur le fil du rasoir pour refuser le spectacle sérieux et les poncifs.

Jeanne Quéheillard - L’occasion t’est donnée d’un livre d’artiste. Tu souhaites en faire l’histoire de ce tableau.

Muriel Rodolosse - C’est le désir de faire œuvre du travail de recherche. Ce tableau est l’aboutissement de cinq mois de travail. J’ai souhaité mettre en forme les dessins et poser les questionnements de ma pratique à travers ce livre d’artiste.

J. Q. –Le titre du tableau est haaa… Dada !. D’emblée, nous sommes placés devant des évocations multiples, qui oscillent de l’image perçue aux mots entendus. Qu’est ce qui motive cette volonté d’orienter notre regard en s’appuyant sur un texte ? Faut-il y voir une volonté illustrative réciproque ?

M. R.haaa… Dada ! est un titre sonore pour ce tableau qui a été réalisé pour l’exposition « Caprice des jeux » au Frac Aquitaine. J’ai voulu ce titre comme il en serait d’une œuvre. J’ai pensé que le titre prononcé pouvait faire œuvre. Ce titre a une sonorité qui lui est propre. Si ahahaha crée le rire, haaa sonne comme le cri d’un animal. La prononciation active du titre place le spectateur dans une situation mouvante qui corrobore le mouvement du personnage représenté sur le tableau. Le spectateur, en lisant le titre, est invité à une action performative. Ce n’est pas tant d’illustration qu’il s’agit, que d’une combinatoire de deux mouvements entre le regardeur et le regardé.Le geste qui accompagne la diction se figure par une inspiration, un arrêt et une expiration ; cela crée un mouvement de la tête ou du corps de l’arrière vers l’avant qui rappelle le mouvement du trotteur sur le tableau, celui de l’homme masqué chevauchant un agneau cahotant.

J. Q.- La technique utilisée d’une peinture sous plexiglas renforce le caractère singulier du tableau, sa force interrogative. Peut-on parler d’une peinture, qui au-delà de son sujet apparent, se rapporte essentiellement à une technique. Quel est son sens en regard de ta pratique picturale ?

M. R. –J’utilise cette technique parce qu’elle me permet d’être au plus près de la question de la peinture telle que je veux l’affirmer. Le choix du Plexiglas est déterminant. Je peins à l’arrière du tableau, l’image est inversée. Le processus d’élaboration du tableau est renversé. Je pense en premier les détails et la fin du tableau et je finis par le fond. Je ne suis pas dans l’exposition de la matière, il n’y a pas de coulure, de grattage, ça ne dégouline pas. Avec cette technique, j’expose une mise à distance possible de la peinture. Ce qui provoque d’autres sensations. Le rapport physique qui s’instaure pour réaliser le tableau me met dans la peinture au sens littéral du terme. Je peins en regardant ce que je fais et en même temps, mes mains se glissent derrière le plexi. Je suis devenue ambidextre. La taille du plexi est relative à mon envergure corporelle qui détermine le format du tableau. Par ailleurs, je suis limitée par l’angle de vue. N’étant pas face à ce que je fais, je dois en tenir compte dans la représentation. Je travaille à l’envers. Ce qui m’a permis de penser la mise à distance du médium.

J.Q. - Cette technique spécifique ne passe pas inaperçue par le dispositif qu’elle implique. Elle n’est pas sans évoquer la technique du fixé sous verre. De tels rapprochements sont-ils éclairants quant à l’articulation de la technique et de l’œuvre ? En d’autres termes, en quoi peut-on dire que la technique fait œuvre ?

M. R. - Peindre sur le plexiglas relève d’une technique précise dans laquelle je ne peux pas avoir de repentir. Il faut penser le tableau dans la totalité de sa genèse et imaginer les différentes phases, les anticiper car elles sont inversées. Ce que nous voyons, contrairement à une peinture habituelle sur toile, est ce qui a été posé en premier. C’est par principe ineffaçable. C’est en quelque sorte un compte à rebours et je finis par le fond. Il est donc difficile de penser le tout. Je travaille par morceaux, ce sont des masses avec plusieurs couches successives. A contrario, mis à part le support transparent, le fixé sous verre relève d’une mise en œuvre différente. Le travail pictural s’effectue d’abord avec les contours puis le brossage des surfaces dessinées, une sorte de coloriage. C’est sûrement pour ça qu’il n’existe pas de fixé sous verre de grande dimension, même s’il s’est développé très largement, comme art décoratif populaire en particulier. Depuis que je peins, mon souci majeur est d’être le plus possible dans la peinture. D’éliminer les artifices et de penser en quoi la peinture est au-delà de l’objet. Ce qui m’importe, c’est que cette technique me permette de développer une dimension critique afin de me positionner avec ma peinture.

J. Q. – Est-ce à dire que cette pratique très identifiée de la peinture sous plexi, et qui t’appartient en propre, opère sur un mode contradictoire, voire paradoxal ?

M. R. - Initialement, je peignais sur bois. J’ai toujours peint sur des supports rigides. En 1996, quand j’étais en résidence à Chicago à la Fondation John David Mooney, j’ai trouvé des boîtes en plexi pour mettre des photos. J’ai eu alors l’idée de les inclure dans mon support en bois. J’étais très préoccupée par les questions d’opposition entre la frontalité et la profondeur dans le tableau, et le plexi me permettait d’inclure de la matière en volume dans l’œuvre. Penser le tableau non comme une surface plane mais comme un contenant. Après plusieurs tableaux, j’ai peint sur ces boîtes qui avaient la forme d’un tableau en plexi. Ensuite, dans le Michigan je me suis procurée des plaques en plexi. Au début, je peignais sur, derrière, dedans avec des transparences. Depuis, j’ai radicalisé ma pratique et fait le choix de ne plus peindre sur la surface externe du support. En plaçant la peinture sur la surface interne, la transparence n’opère plus. Je travaille à son opacité.

J. Q. – Tu fais du retournement du support et de l’inversion du processus, la possibilité d’une mise à distance du médium. Cette prise de distance se pose-t-elle dans les mêmes termes quand il s’agit de s’affirmer comme peintre ?

M. R. –Face à mon travail, je ne pense pas que l’on soit d’emblée dans la peinture. Il me semble que notre conscience est obligée de chercher, au-delà de l’image visible, le processus d’élaboration et d’émergence du tableau. On doit se poser la question de ce que l’on voit et comment cette image a été pensée et réalisée. Atteindre une confusion du médium est une bonne chose. Par exemple, le glaçage brillant donné par le plexi renvoie à la photographie. Je ne cherche pas reproduire une photographie. Mais j’apprécie quand ma peinture peut s’enrichir par l’apport de la photographie, en dehors de toute volonté imitative. De toute façon tout ce qui peut venir en plus de la peinture m’intéresse. En 2002, j’ai commencé des pratiques diamétralement opposées à la peinture, j’ai créé un atelier provisoire et mobile qui s’appelle la Permissive et un atelier de customisation de vêtements ordinaires qui s’appelle Passe-moi ta manche, j’te file mon col. Je souhaitais faire l’expérience de pratiques artistiques autres et les faire se côtoyer avec la peinture.En fait, quand je pars d’un procédé ancien pour envisager la peinture aujourd’hui, je ne pratique pas une déconstruction critique du tableau. Je ne m’inscris pas dans la continuité des effrangements avant-gardistes tels qu’Adorno pouvait les définir. Les effrangements ne sont pas à l’extérieur du cadre mais intrinsèques. J’ai fait le choix de ne pas sortir du tableau, de rester dans l’espace imparti que je me donne. Le dépassement de la limite est interne.

J. Q. - Nous sommes confrontés à un changement d’échelle permanent entre les différents objets peints, le personnage, les animaux, les architectures, les fleurs…Nous assistons à des réajustements incessants qui brouillent la stabilité du regard. Quel sens faut-il accorder aux rapports d’échelle que tu instaures ?

M. R. - Le rapport d’échelle dépend de l’importance donnée à chaque chose. Une miniature ou une architecture qui sort d’une fleur ont autant d’importance que l’animal bancal improbable. Il n’y a pas de supériorité d’une chose sur l’autre. Le grand format ne prétend pas réaliser du spectaculaire. Mais, de par son format, le tableau ne peut pas être saisi dans son ensemble. Il ne peut pas se réduire à la lecture immédiate d’une image.J’ai peint à ce jour deux tableaux de très grand format, un qui s’appelle Ancora !* il a été réalisé pour l’exposition éponyme au centre d’art Chapelle Saint Jacques, et le deuxième est celui-ci pour l’exposition Caprice des jeux*. Ces deux grandes œuvres sont la représentation d’une image mentale. Dans Ancora ! cela se cristallise sur l’hybridation des sexes. Dans haaa… Dada ! cela se traduit par une sorte de régrédience, cet état second propre à l’endormissement, où des choses nous échappent qu’on ne maîtrise plus tout. La représentation d’une image mentale dépasse toute relation à la taille humaine. Elle se rapporte à l’expression de la force de la pensée. Et du désir. C’est la représentation d’une image mentale comme force mentale qui n’est pas limitée. Ça peut être gigantesque, car c’est un fantasme qui n’est pas restreint par des mesures et plus proprement dit par des mensurations. Pour saisir cette question, il est nécessaire de se rapprocher de la démesure ou plutôt du sans mesure. En fait, je ne veux pas me limiter. Si j’ai le désir de réaliser une œuvre de taille importante, je la fais. Je ne veux pas me restreindre, rien ne peut aller contre cela. L’importance est donnée à la chose que l’on regarde, et dépend de la position prise par le spectateur.

J. Q. – C’est pourtant le personnage central juché sur un agneau qui focalise et centralise le regard.

M. R. - C’est un personnage masqué mais ce n’est pas carnaval. Quelque chose surgit comme une figure humaine qui apparaît fantasmée, figure ambiguë, sexuée, une image bandante. C’est une figure érotique qui n’a pas de signe de virilité. On dirait un cavalier dépossédé de son cheval. Ce n’est pas un dompteur. Ce que je veux donner c’est un état du corps. Ici, le corps est érotique mais sans sexualité. L’objet du désir est un objet qui se dérobe tout le temps. Si érotisme il y a, il est sans doute suscité par la construction tactile du tableau. Il y a une logique de la sensation. Je peins avec mes mains. Cette tactilité fait naître le fantasme.Cependant, le désir s’enclenche à travers un écran. En l’occurrence, le plexi fait écran à la peinture. Cette technique crée une sensation particulière. Elle contient une ironie inhabituelle. C’est l’ironie sur le concept. Comme si l’on pouvait maîtriser le fantasme. C’est la faillite d’un système, le naufrage. Le concept est débordé par le fantasme.

Edition Marguerite Waknine, 2009

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