Le principe d’exposition chez Muriel Rodolosse ne relève pas de l’accrochage au sens classique du terme, consistant à fixer le plus habilement possible des tableaux sur des cimaises. Il repose sur un questionnement directement lié à la peinture, envisageant l’exposition comme un médium permettant de dire quelque chose de ce qu’est la peinture.
Le plus souvent, l’espace d’exposition a motivé la réalisation des tableaux. Autrement dit l’œuvre a comme intégré, avant d’exister effectivement, la question de son apparaître. Quant au lieu, avec ses contraintes propres, il est augmenté dans sa fonction de réceptacle pour se présenter lui-même en argument. Le lieu d’exposition devient un moyen de faire déborder la peinture, d’en dire l’absence de cadre et l’impossible fixité ; mieux, il n’est finalement pas si différent d’elle puisqu’il est l’occasion de faire l’expérience d’une dé-localisation. Il faut ici rappeler la pratique picturale de l’artiste, consistant à peindre derrière le Plexiglas et souvent à l’aveugle. La création s’organise sur le renversement, ce qui induit deux effets contradictoires du point de vue de la réception de l’œuvre : d’une part le sentiment de partager avec le peintre l’origine d’une création, les premières touches appliquées étant aussi les premières vues. D’autre part, le sentiment d’être tenu à distance ou dans l’aveuglement, toute la matérialité picturale restant au revers du support quand la surface de Plexiglas, elle, joue de multiples reflets. La peinture bouscule les modalités ordinaires de réception, elle défait l’ordre de la vision fondé sur la stabilité, et déclenche une expérience esthétique où il faudra inventer les possibilités mêmes d’une visibilité.
Il s’agit donc de soutenir l’idée qu’une exposition est l’occasion d’enrichir la question de la peinture, en considérant que ses espaces peuvent s’organiser sur des modes ouverts et fermés, des cimaises qui montrent et d’autres qui cachent, de la transparence, de l’opacité, des ruptures d’échelle. Une exposition qui met en garde sur ce que l’on vient recevoir : une peinture qui ne se consomme pas mais se désire. Dans ANCORA ! (Centre d’art contemporain Chapelle Saint-Jacques, Saint-Gaudens, 2007), l’objet peinture s’impose avec force par la présence centrale d’un seul et unique tableau de grand format. Autour de cette sorte d’évidence, se déploient d’autres médiums, dessins et vidéo, qui suspendent la vision effective de la peinture mais en reprennent quelques effets voire quelques fictions (jeu de capture entre les êtres, dédoublement de figures, glissements de l’endroit sur l’envers, renversement du plus grand au plus petit). On entre dans la peinture, on y trouve sa place par les images qui soutiennent et relancent le désir ; ANCORA ! se parcourt et se dit dans un souffle (« ENCORE ! »).
L’exposition permet la doublure de l’espace physique sur l’espace mental, elle objective l’idée que la peinture est comprise dans un trajet. Au moins un trajet. Ce qui invite à se mettre en route.
Si tendre, Just around the corner (Centre Jules Ferry, Bergerac 2010), Versteckt Just around the corner (Rudi-Dutschke Straße 18,Berlin, 2010), x degrés de déplacement (Frac Aquitaine, Bordeaux 2011) : les titres des récentes expositions posent d’emblée une localisation. Si on les prend au pied de la lettre, il faut aller voir ce qu’il y a « just around the corner », ou dans ces « x degrés de déplacement ». À Berlin, le visiteur est cueilli depuis la rue, Versteckt Just around the corner s’étale en lettres immenses sur la façade de la galerie. Mais une fois franchi le seuil c’est un mur blanc qui fait front et lance l’exposition. Une surface vierge, le temps d’effacer l’image de la façade recouverte par l’imposant visuel. Quelques pas de plus, et c’est un grand format qui apparaît (haaa...Dada !). Quasiment contre-nature, il épouse l’angle du mur, déjouant ainsi sa rigidité matérielle pour jouer physiquement l’espace. Quelque chose de la surface se déploie. Or, à ce déploiement, s’oppose le repli. Des volumes cubiques disposés au sol contrarient l’approche directe, complexifient le parcours, et dissimulent, à l’occasion, d’autres œuvres plus petites. L’exposition opère un battement entre espace d’ouverture et espace de dissimulation.
À Bergerac, ironiquement, on débusque en fin de parcours, « just around the corner » une peinture de format modeste, cachée derrière l’ultime cimaise. Du point de vue technique, rien ne la distingue des autres tableaux exposés (suivant le procédé éprouvé par l’artiste, la peinture est réalisée au revers du Plexiglas). Pourtant, le décalage est net, le petit tableau montre une petite scène, surannée et pittoresque, une sorte de poulbot parisien, une non-oeuvre de peinture dira l’artiste.
Les Just around the corner signalent leur source, le Going around the corner piece de Bruce Nauman qui, aux moyens de la vidéo, organisait pour le visiteur la quête effective de sa propre image, comme sa conquête indéfiniment repoussée. De fait, la localisation annoncée par Muriel Rodolosse a pour l’heure déjoué la rencontre avec l’œuvre mais pas les modalités de la rencontre.
De toute évidence, la peinture ne se donne jamais instantanément, dans l’immédiateté d’un regard accroché à son sujet ; c’est vrai de toute époque, mais il se trouve que cela se comprend plus nettement encore aujourd’hui, en assumant ce que décrivait Walter Benjamin, à savoir le passage d’une réception cultuelle de l’art à une réception culturelle, impliquant le retrait progressif de l’original et la multiplicité des écrans. La conséquence est double : d’une part la peinture contemporaine, plus que tout autre mode d’expression eu égard à son histoire, peut engager la question même de sa visibilité et de sa saisie. D’autre part, le peintre qui aujourd’hui expose peut décider de montrer aussi ce qu’est faire une exposition. Ces deux pistes caractérisent la démarche de Muriel Rodolosse : conjointement apparaissent un dispositif qui réclame d’interroger le lieu de la peinture en retardant à l’occasion l’exercice de visée, et une exposition travaillée à titre de médium, posant la question de sa propre création et existence. x degrés de déplacement produite au Frac Aquitaine en fait la démonstration.
x degrés de déplacement signale une géographie partielle, normée sans être évaluée. La mobilité naturellement prend ici valeur de principe. L’implication spatiale et temporelle du spectateur semble requise, chacun définissant une stratégie d’approche, pour estimer peut-être au fil de ses trajets ses degrés de déplacement. Toutefois, le titre nous prévient : le déplacement est orienté, ce qui écarte l’idée d’une décision entière et plus encore fait disparaître l’éventualité de la promenade au sens architectural du terme. La contrainte fait partie de la rencontre, cela se confirme dès la première peinture exposée, L’Entrave, la bien nommée, qui met en scène un corps-outil de performeuse, risquant sa propre dispersion (son corps est par endroits fragmenté) pour se mettre en marche et croiser notre route (elle avance dans notre direction). Ce que ce personnage semble prêt à quitter est l’environnement que nous venons nous-mêmes de laisser derrière nous, en entrant dans le Frac Aquitaine, le paysage industriel des bassins à flot, peint sous la forme indicielle, telle une image mnésique. La volonté de combiner notre espace à celui de l’œuvre est frappante. De la même manière que les formes, dans la peinture de Muriel Rodolosse, suggèrent toujours la possibilité d’une transmission entre elles, produisant hybridation et décalages, x degrés de déplacement ouvre sur un potentiel tressage. En poursuivant, l’affaire se précise : un tableau dévie de sa cimaise (Devenir-objet), un autre touche le sol (26 degrés de déplacement), un autre encore joue sa propre dispersion et ce tableau est l’œuvre éponyme de l’exposition. On y retrouve la performeuse, le paysage industriel, et on y découvre une série d’éléments blancs, socles, tasseaux. Devant le tableau, à terre, des socles comparables sont disposés, d’un volume suffisamment imposant pour faire obstacle au parcours fluide. Empêchement du regard et multiplicité des points de vue, déploiement de la surface dans l’espace et mise à plat des volumes : les articulations s’organisent en tension. Le champ est large pour le visiteur ; à partir d’un dispositif, il développera une histoire personnelle. Premier volet de l’expérience. Et puis arrive le constat : les tableaux disent la mise en marche d’une construction, avec ses points névralgiques, ses équilibres risqués, ses absences de repères. La promesse d’une création, mais seulement la promesse. Or, de quelle création pourrait-il s’agir sinon de la création de l’exposition elle-même ? Le second volet s’ouvre, le projet soutenu par Muriel Rodolosse pour x degrés de déplacement est celui de la construction d’une exposition. Le déplacement ne vise plus la lecture inventive d’une œuvre, il tend vers l’invention d’une exposition. La performeuse du tableau éponyme est une bâtisseuse en devenir, entourée d’éléments phare, socles et tasseaux blancs dont l’usage devrait permettre l’élaboration de cimaises, l’organisation d’un espace d’exposition. Et elle n’a encore rien construit, l’exposition est en cours, elle ne figure donc pas dans le tableau. Ce sont désormais des temporalités différentes qui s’entrechoquent, ouvrant à l’expérimentation simultanée d’un processus et d’un résultat. Une nouvelle façon de dire et de faire partager la manière dont l’œuvre d’art ordonne et déclasse tout à fois. L’artiste avait prévenu, dès 2007, en résidence aux maisons Daura, en parlant de son travail : « déplacer le centre, explorer la limite, excentrer la recherche ».