Exposition bipartite à l’Artothèque de Caen qui présente dans la première salle le linéaire de 17m Par les yeux de la louve, La traversée de la grotte avec des volumes blancs et dans la deuxième salle intitulée La Grotte, trois aspects de celle-ci : la grotte fondamentale, l’atelier étant l’antre de l’artiste et la représentation du ventre de la femme, la caverne gémissante.
D’où vient le titre ?
En septembre 2021, lorsqu’on m’a demandé le titre de l’exposition que j’allais présenter à l’Atelier Blanc {note}1, je n’avais pas encore peint le tableau et je ne pouvais pas leur donner le titre. Je me suis souvenue que La dépêche du midi avait titré le jour de ma visite à Villefranche-de-Rouergue « Faut-il s’inquiéter du retour du loup ? » Je me suis couchée, et j’en ai rêvé…
J’ai rêvé d’une louve morte dans une forêt vivante et le titre m’est venu : Par les yeux de la louve.
À partir de ce moment-là, j’ai pu enclencher mon travail. La réalisation de cette pièce a duré quatre mois et mesurait 11 mètres.
En général, je trouve le titre en cours ou à la fin de la peinture. Là c’était vraiment le contraire, il fallait que je parte du titre pour construire mon œuvre, c’était la première fois que je travaillais de cette façon. Puis pour l’Artothèque j’ai augmenté à la fois le titre et le tableau linéaire, Par les yeux de la louve, la traversée de la grotte mesure désormais 17 mètres.
Pourquoi les choix d’un format linéaire ? Pourquoi privilégier une lecture inversée ?
La galerie dans laquelle j’allais exposer mesure 16 mètres de long sur 5 mètres de large, le mur de droite est assez haut, il mesure 3,2 mètres et celui de gauche est très bas. J’ai tout de suite eu envie de peindre un linéaire, l’espace m’offrait cette possibilité-là. Mais il n’était pas possible de l’inscrire sur le mur de gauche, il me fallait le penser pour le mur de droite. Cela signifiait qu’en entrant on découvre la fin du tableau pour remonter jusqu’au début. J’ai donc imaginé le tableau à contre-courant, la lecture se faisant de la droite vers la gauche.
C’est étonnant, en tant que peintre, de commencer un tableau par le dernier, ou d’aller dans le sens inverse de la lecture. Cela me faisait penser au tableau Le Printemps de Botticelli, qui se lit, on ne sait pas pourquoi mais de façon un peu mystérieuse, de la droite vers la gauche. J’avais cette référence en tête car je savais que le tableau serait sur le mur de droite.
Après avoir arrêté le titre, j’ai défini le format : un tableau linéaire composé de huit parties juxtaposées. M’engageant dans cette aventure, je les ai peintes les unes après les autres, au fur et à mesure, sans anticiper celle qui allait venir après, dans un voyage pictural mais je savais de par le titre que la narration traiterait d’une louve.
La lecture se faisant à rebours, quels déplacements cette technique de fixé sous verre acrylique implique-t-elle ?
C’est une peinture inversée sur un support transparent. Je commence par les détails, puis les formes, les différents plans et je finis par le fond. Il n’y a pas de repentir possible car la deuxième couche vient engloutir la première. C’est une technique ancestrale de rétro-peinture qui remonte à l’antiquité. Elle est très peu connue en France, et peu inscrite dans l’histoire de l’art alors que dans d’autres cultures comme au Moyen-Orient par exemple, en Iran elle est très courante. D’ailleurs il existe à Téhéran un musée du fixé sous verre, l’Underglass Painting Museum. Ce qui m’intéresse dans cette technique c’est que le devant exposé est une peinture inversée et le derrière ne fait pas œuvre, donc la peinture se situe dans un lieu mental entre le devant et le derrière. C’était intéressant de se dire que c’était avec cette technique de fixé sous Plexiglas, tout inversé, que j’allais commencer le tableau par le dernier et finir par le premier. Cela rajoute une opération de renversement.
J’ai conçu cette œuvre comme une immersion dans l’espace de la forêt jusqu’au cosmos, quels sont les liens que je tisse avec le vivant ?
J’ai voulu un tableau qui soit une aventure. Une promenade qui nous emmène dans une autre perception du vivant et nous donne un accès à une vision transformée par le regard de la louve.
On se met en marche avec un paysage de forêt, c’est une forêt plantée, aménagée par l’homme, une monoculture de douglas, cela crée des rythmes et une opposition entre le bois et le sous-bois. Les troncs des bois sont parallèles et réguliers alors que le sous-bois expose sa diversité. Le jardin et le sauvage co-existent, le toxique et le comestible s’entremêlent. On découvre des tulipes du jardin, le datura que l’on trouve dans les champs, très toxique, les doigts de sorcière, le clathre d’archer, que l’on trouve en été dans les bois. C’est un champignon invasif, d’origine australienne, il a envahi l’Europe en 1968 par la région bordelaise, où j’ai mon atelier, puis il se répandit en Amérique du Nord dans les années 80. Il est étonnant par sa forme et sa couleur mais surtout par son odeur nauséabonde mais cela ne le rend pas impropre à la consommation.
En s’enfonçant dans la forêt, on me rencontre en femme-louve. Je porte un masque de loup constitué par une écorce que j’avais trouvée dans la forêt lors de ma résidence à la Pommerie. Il est constitué d’un tronc pour la gueule avec deux départs de branches pour les oreilles et une robe sur laquelle j’ai rajouté des petits champignons et des détails sexuels. Après mon croisement, la nature se transforme. La forêt pourrait être une forêt primaire, la taille des arbres est variable, elle est moins structurée, elle se déchaîne, rompant l’opposition bois/sous-bois, puis les fleurs et les branches se penchent vers la louve qui vient d’être assassinée. Autour d’elle, la nature s’épanche, le visible et l’invisible l’accompagnent dans son dernier souffle qui apparaît matérialisé sur son museau pointu. Le vivant semble avoir une conscience, et exprimer son empathie.
Elle a également des lignes semblables à des veines qui viennent de son sexe. En particulier une veine rouge qui montre sa fertilité. La femme-louve va irriguer la nature et donner la sève aux fleurs et aux plantes avec son sang et son énergie.
J’ai représenté une femme-louve, quel sens ai-je voulu donner à cette figure féminine ?
Elle est une passeuse du monde du réel. Elle est une femme protectrice et libre, elle personnifie la complexité des relations, sans antagonisme, ni rapport d’échelle et de hiérarchie, elle est connectée et nous permet de franchir la frontière entre le visible et l’invisible. A partir du moment où on l’a rencontrée on s’enfonce dans la forêt qui se transforme et prend son autonomie. On voit des colonnes de coléoptères, le jardin envahit la surface du tableau. Avec sa main droite elle nous montre le chemin. Un chemin complexe qui est à la fois celui de la lecture de l’œuvre, mais aussi le chemin de la création, le chemin artistique, la vie... Avec l’autre main elle retient son masque dans la posture archaïque de la souffrance, en référence au geste de la main sur la joue que l’on retrouve dans les vierges du moyen-âge. L’expression de la souffrance n’était pas tolérée, la représentation des pleurs étant tabou. C’est cette attitude de la main que j’ai représentée pour traduire son affliction. Elle a été blessée au poignet lors d’un rituel créant un trou à travers lequel on peut voir la nature. Elle aussi est en empathie avec le vivant et va traduire sa réflexion par la présence du tasseau.
En effet sur la louve est déposé le seul objet du tableau, un tasseau qui plaque la bête au sol. J’avais été marquée par la barbarie de certains chasseurs de loups qui entassent les corps morts sans respect, les traitant tels que des déchets. Ce tasseau exprime la bêtise et la crédulité des hommes. Ils ont tué la bête mais ils craignent qu’elle ressuscite et les transforme en loup-garou. Comme si la louve n’était pas assez morte et qu’il fallait la tuer encore, et l’empêcher de se relever. La femme-louve-nature affirme ici la puissance de vie et de mort.
Les chaussures que porte la femme-louve ont souvent été présentes dans d’autres tableaux, quel est le sens que je leur donne ?
Sur ce chemin, ses chaussures sont aussi une entrave à son déplacement. Elles ne sont pas adaptées au contexte, elles évoquent les contraintes et les difficultés de progression de la femme et en même temps, elles montrent sa féminité. Ce sont des spartiates constituées d’attaches qui rendent son avancée difficile. Et en même temps ce sont des poignards. Ces chaussures ont une histoire dans ma peinture, elles sont apparues lors de mon exposition monographique au Frac Aquitaine, à la fois sur les tableaux mais aussi portées lors de performances.
Pourquoi avoir poursuivi ce tableau par La traversée de la grotte ?
La création de ce tableau m’a amené à envisager une œuvre sans fin. En effet c’est le format du linéaire qui permet de continuer le tableau soit par sa suite soit par son recul, à la façon d’un préquelle. J’avais envie de poursuivre cette errance par La traversée de la grotte. Le dernier tableau représentait un cerf en bois pétrifié qui ayant perdu ses bois, les avait remplacés par des lignes le connectant au cosmos, des cartes cosmiques peut-être.
En opposition à la linéarité du départ du récit qui oppose le bois et le sous-bois, je voulais accentuer le déplacement pour le rendre progressivement de plus en plus vertigineux et opérer une plongée dans la grotte jusqu’au cosmos. C’est-à-dire créer un lieu où les extrêmes se rejoignent, où l’espace clos de la grotte contient l’infini du cosmos. Lors de la première exposition Par les yeux de la louve, une personne m’a invitée à découvrir un lieu secret dans le Lot, dans la vallée du Célé. Elle m’a guidée pour me montrer une caverne à deux entrées, sa géomorphologie structurale donne à voir deux orifices, le regard de la louve dans le paysage. Je me suis inspirée de cette découverte à travers le causse du Quercy, de cette profusion de mousse, de genévriers, et de cette rencontre avec ce site magique pour peindre les quatre panneaux de La traversée de la grotte. Elle m’a également marquée car je suis née dans le Lot et ce pays de grottes préhistoriques a déterminé certains choix dans ma peinture.
La grotte est un espace clos, on y entre puis on en sort. Pourquoi ai-je pensé une traversée de la grotte ?
Ce travail s’inscrit dans la continuité des déconstructions des mythes fondamentaux que j’ai initié par exemple dans le tableau intitulé La mise à mal. Dans la représentation de Hercule terrassant le Centaure, par la dissolution de la tête du Centaure, Hercule prend son corps, le vainqueur devenant le vaincu. Ici, la grotte est une mise à mal de l’allégorie de la caverne, elle n’est pas la demeure souterraine avec le monde d’en haut lumineux et le monde d’en bas. Elle est le lieu de la création, de la fertilité, ça ruisselle, il y a des œufs, elle est lumineuse, elle est pétrifiante, elle est un lieu d’expérience et de transformation. C’est davantage le mythe de l’Emergence primordiale tel qu’en parle Jean-Loïc Le Quellec dans La caverne originelle, le lieu d’où émerge les hommes, l’origine du monde. La traversée de la grotte est fluide. Le passage du dedans au dehors est insaisissable, il n’y a pas de limites. Ce voyage est initiatique, il déplace les conceptions que l’on porte sur l’idée de nature. Dans la nature, les plantes et les arbres sont enracinés dans le sol et l’attraction terrestre exerce une force sur les hommes et certains animaux, ce qui les arrime à la terre sans qu’ils puissent s’en extraire. La traversée de la grotte nous détache de cette attractivité, elle nous propulse dans une expérience imaginaire du multivers, elle nous amène vers l’infini et nous révèle LUPUS la constellation de la louve.
Dans le tableau, la louve apparaît sous différentes formes, la dernière étant LUPUS la constellation de la louve, pourquoi ?
Dès que l’on se retrouve dans le cosmos apparaît une météorite qui prend la forme d’une grotte à double entrée. On peut y voir le regard d’une louve dans lequel sont représentés quelques éléments géométriques qui sont des traces d’humanité que l’on perçoit aussi par les empreintes de main dans la galaxie. Cela fait référence à l’homme paléolithique qui a inséré sa présence sur les parois de la grotte. Lupus la constellation de la louve est située dans la Voie lactée, entre le Scorpion et le Centaure, elle n’est pas visible à l’œil nu, c’est ma peinture qui la révèle. Et j’aime l’idée que dans le cosmos la couleur des étoiles varie selon leur température. Les étoiles les plus froides sont rouges, les plus chaudes sont bleutées, ici encore il s’agit d’une inversion.
La deuxième salle de l’exposition s’intitule La grotte. Quels sont les liens avec la salle principale ?
Souvent lorsque je présente une exposition j’aime à l’augmenter par un autre médium. Cela me permet de questionner un point plus intensément. Ici, dans la deuxième pièce que j’ai nommé "La Grotte", j’ai voulu créer un espace qui représente trois visions de la grotte. Une grotte qui soit la grotte de l’artiste, son atelier, l’espace fécond de la création, que j’ai traduit par des pans de murs blancs, la grotte primordiale mais aussi la caverne, l’abri, le refuge, les origines, et la femme en lien avec la nature, fertile, génitrice. On appelle le son de sa jouissance La caverne gémissante.
Lorsqu’on entre on se trouve face à une femme représentée à l’encre de chine, elle est imposante, elle mesure toute la hauteur du mur. C’est à la fois l’artiste prolixe et la femme fertile qui procrée. Elle est représentée dans un espace délimité par un tasseau, objet de construction des châssis. Elle est active, écoféministe, elle est en lien direct avec la nature. Elle regarde son pouce se métamorphoser en feuille. Son corps exprime sa fécondité par des coulures lubriques. Ses chaussures sont les mêmes que celles du tableau mais ici les difficultés du combat sont évoquées par ses spartiates trop grandes ou cassées pour ses pieds de guerrière. Sur ce dessin j’ai accroché une petite peinture colorée, un fixé sous Plexiglas, à l’emplacement de sa grossesse, représentant une vénus engendrant des plantes. Cette idée d’associer la grotte à la féminité m’est venue par la relecture des peintures de grottes et de la Source de la Loue de Courbet. Elles représentent une double entrée de grotte mais aussi elles sont les prémices de son tableau L’Origine du monde. Sur trois murs à l’encre de chine, j’ai peint l’intérieur d’une grotte qui suinte, elle est constituée de coulures sur lesquelles j’ai accroché un ensemble de petits tableaux.
Quels sont les liens que j’entretiens avec les écrits, les références ?
Le sujet est vaste mais je vais essayer de placer quelques points importants. Si la science décrit avec exactitude de l’extérieur, la poésie décrit avec exactitude de l’intérieur le sensible, et c’est bien dans ce sens qu’on peut dire que ce tableau avec sa narration immersive a une dimension poétique. Depuis longtemps la poésie de Hans Arp est active dans ma peinture, je le citerai « Les sources de la forêt bougent dans l’œil du sanglier » {note}2. On est immergé dans des lieux tout près du vivant et des phénomènes. Je me suis toujours intéressée à la poésie et à la philosophie de l’environnement, aux différentes idées de nature et de ses conceptions. Pour parler de mes références, je reviendrai sur ce qui a été une révélation fondamentale, la critique de la modernité environnementale. Je situerai ça, dans les années 2005, lorsque j’ai peint le tableau no Taxinomi(e). Sortir d’une vision anthropocentrée, abandon de toute classification, éclatement des cadres, affranchissement de la binarité homme /femme au profit de la multitude. Si la critique de la modernité était déjà dans mon travail à travers la critique postmoderniste des images, avec les écrits de Bruno Latour je comprends que tout est dans tout, l’homme dans l’animal, qu’en pensant une interdépendance des êtres vivants, on se débarrasse de l’environnement comme externalité. Ou chez Guillaume Lecointre, où l’écologie comme l’art nous permettent de penser toutes les sciences sans séparation au cœur de la société. Dès lors une poésie de la complexité sera à l’œuvre dans ma peinture. Avec le tableau Par les yeux de la louve, la traversée de la grotte je me suis davantage intéressée aux écrits de Baptiste Morizot. Plus que Le loup de Jean-Marc Landry, c’est Les Diplomates de Baptiste Morizot qui m’a vraiment intéressé dans la complexité de la relation entre l’homme et le loup, comment vivre avec les autres. Il dit créer des chimères étranges entre la littérature, la poésie, l’éthologie, l’écologie scientifique. Je me retrouve dans cette hybridité d’approches et dans son rapport à l’émerveillement. Et lorsqu’il dit qu’il y a un champ des possibles avec le vivant qu’on a sous-évalué, du fait que la nature était susceptible d’être gérée par du rapport de force, qu’il existe des communications non humaines que l’on doit entendre, je vois mon tableau.