Timothée Chaillou : Muriel, est-ce l’histoire du Château des Adhémar ou plus particulièrement sa structure architecturale qui vous a inspiré ?
Muriel Rodolosse : Le Château des Adhémar présente un appareillage austère de pierres de taille, avec des plafonds de poutres apparentes, un sol en tomettes, une loggia et une chapelle. Il a été un logis seigneurial avant de devenir une prison.
Il m’est apparu essentiel de penser un projet spécifique, cohérent pour ce lieu, en tenant compte de son histoire et de sa topographie. En général, c’est ma façon de procéder, je pars toujours de l’analyse des espaces afin d’y inscrire une exposition qui questionne le lieu mais aussi le déplacement des regardeurs.
TC : Si vous « questionnez » le lieu, que vous a-t-il enseigné ?
MR : Le centre d’art contemporain qu’accueille le Château des Adhémar propose deux lieux d’expositions, le palais médiéval avec deux salles et une loggia et la chapelle romane. Il impose un parcours en plusieurs étapes. Dans ce lieu patrimonial, j’ai souhaité inscrire une proposition dystopique, car cela résonnait avec son histoire. J’ai pensé une exposition globale intitulée On the ruins of the pizzeria, dans laquelle la topographie du centre d’art m’a amené à problématiser chacun des quatre espaces.
TC : On the ruins of the pizzeria, votre titre évoque la fin d’une nourriture bas de gamme et l’une des plus connues. Que naitra-t-il sur ces ruines fumantes ?
MR : On the ruins of the pizzeria est à la fois le titre de l’exposition et le titre du tableau monumental présenté au premier étage du logis seigneurial. Il représente une exposition fictive dans un autre lieu qui est le centre d’art contemporain la Chapelle Saint-Jacques à Saint-Gaudens. Je suis partie de l’idée fictionnelle qu’un hypothétique commissaire d’exposition aurait découvert les décombres d’une pizzeria brûlée et aurait souhaité y installer une exposition d’art contemporain. J’ai choisi le mot ruins car en anglais sa signification est plus large qu’en français. Avant, du temps de l’existence de la pizzeria, la dimension artistique était asphyxiée, sa destruction permet la possibilité d’une lecture artistique du site. L’exposition sur ces décombres, n’a ni passé, ni futur, elle n’existe que maintenant dans ce temps sans devenir.
TC : A l’entrée de votre exposition nous voyons un grand tableau intitulé A view of the ParK in front of Podgaric. Le parc est, dans le titre, central bien qu’il occupe une petite place dans votre tableau, à l’inverse d’un bâtiment et des structures métalliques. Le titre du tableau place aussi la sculpture de Dusãn DZamonja comme un élément central.
MR : L’idée de ce tableau a surgi suite à la lecture du livre Le ParK de Bruce Bégout. Ce récit dystopique peint une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur, une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre utopie. L’auteur entend mettre en garde contre les conséquences néfastes d’une idéologie. Mais il n’apporte pas les traces des documents, le récit est philosophique. A travers ce tableau, j’explore une vision argumentée de références. La perte de sens, le mélange des genres, tout est possible et pourtant nous sommes dans un espace d’enclavement ; une fausse reconstruction du mémorial croate de Podgaric côtoie des multiples de Bertrand Lavier, des architectures inquiétantes forment un parc d’attractions, la réplique du quadrige de la porte de Brandebourg fait de l’histoire un divertissement.
TC : Ensuite nous faisons face à une installation de volumes blancs déstructurés portant un ensemble de 16 tableaux de petits formats, qui « se posent comme des documents qui alimentent la dystopie de la proposition générique ». Qu’en est-il de cette dystopie que l’on trouve dans l’ensemble de votre exposition ?
MR : La dystopie s’oppose à l’utopie : au lieu de représenter un monde parfait, la dystopie en propose un des pires qui puissent être envisagés. Ainsi, le concepteur du ParK a-t-il rassemblé en un seul parc toutes ces formes possibles. L’histoire du Château des Adhémar, de par structure architecturale et des diverses fonctions de l’édifice peut résonner avec une proposition dystopique. Je le développe dans les quatre espaces impartis, avec à l’entrée la vision plutôt festive du Park, puis une cimaise en forme de corner avec des oeuvres plus sombres, à l’étage le tableau On the ruins of the pizzeria, qui éloigne la relation directe au document pour l’enfermer dans un espace : le lieu dans le lieu, l’exposition dans l’exposition, la peinture dans la peinture. Dans la loggia, l’installation Geoclouds pourrait permettre la fuite à travers les ouvertures mais le paysage de nuages géométriques nous ramène à une inquiétante contingence. Et dans la chapelle Saint-Pierre, une installation de grands lavis à l’encre de chine, Il y aura une fin, clôture l’exposition.
TC : Dans The Send of an Ending, Frank Kermode écrit que l’engouement pour l’Apocalypse entre « en consonance avec notre besoin plus naïf de fiction », que pour donner du sens à l’existence, nous avons besoin « d’harmonies fictives avec les origines et les fins. La »Fin« au sens noble, telle que nous l’imaginons, reflétera nos attentes irréductiblement intermédiaires », puisque nous naissons « au beau milieu des choses ». Le chaos, la décadence, contiennent des espoirs du renouveau. Qu’est-ce qui peut nous donner plus de sens, face au temps, que de faire concorder notre propre disparition avec l’annihilation de toutes choses ?
MR : La pensée de la Fin suscite une intensification de la recherche de signes, d’indices, d’interprétations. L’imaginaire occidental est imprégné de cette vision qui se présente souvent comme un chronotope de la Fin. L’activité artistique, elle, pose une problématique qui n’a pas pour objet de convaincre.
TC : Vous mixez des éléments visuels qui le sont rarement dans notre réalité. Vos peintures sont des brassages de fragments de couleurs et de motifs pluriels. Ces collages de différents éléments évoquent la cacophonie du flux de la vie productive et les associations d’idées.
MR : Le collage est exceptionnel dans mon travail, il a été nécessaire dans le tableau A view of the Park of Podgaric parce que je souhaitais une narration qui parle des contenus des différents espaces comme « le cabinet des utopies perdues » ou « le pavillon des solitaires ». Cette exposition me permet d’introduire la référence et le document dans ma peinture. Jusqu’ici je photographiais mes sujets, une volonté de ne pas extraire des images du flux.
TC : Vos peintures sont-elles un « éloge » de la diversité ou de la contagion ?
MR : L’exposition m’intéresse en tant que médium dans sa relation à la peinture et parfois au dessin. Je lui donne une forme qui l’articule. Elle n’est pas tout à fait une scénographie ni tout à fait une installation. Je me sens concernée par la diversité, la porosité, la no-Taxinomie sans en faire « l’éloge ».
TC : Vous pensez vous proche de ce que dit Keith Tyson : « Le monde auquel je me confronte est une dynamique complexe, mutante, accélérée ; et si je suis »honnête« de quelque manière que ce soit alors mon art doit refléter cela, et essayer de résister à un héritage moderniste encore prévalant, qui recherche une forme ou un style signifiant et reproductible. »
MR : Il m’est important de pouvoir développer un propos à travers mon activité et de lui donner une forme par une exposition. Je ne cherche pas à être honnête ni à faire de la « résistance », ni de « la belle peinture ». Je cherche du sens dans le travail pictural que je réalise. Je n’ai jamais peint sur toile, car ce support a une texture et une souplesse qu’elle m’impose. Je préfère œuvrer sur une surface plus neutre. Au début je peignais sur bois, plus rigide, puis depuis 1996 je peins derrière du Plexiglas. Cela inverse la conception classique et perspectiviste de l’espace. Je ne me sens pas concernée par une recherche stylistique. Le fait d’être passée de l’autre côté du plan zéro me donne certaines libertés qui m’intéressent.
TC : J’aimerais que vous reveniez là-dessus, pour définir plus précisément ce que vous avanciez : « Depuis que je peins, mon souci majeur est d’être le plus possible dans la peinture. D’éliminer les artifices et de penser en quoi la peinture est au-delà de l’objet. » D’être dans la peinture nous plonge dans sa matière même, les motifs disparaissent. Eliminer les artifices est, à mes yeux, impossible dans toute production d’artefact et toute peinture est aussi un ready-made, un objet voire un bas relief (la couleur et la toile étant des ready-mades, comme le note Olivier Mosset).
MR : La question de la toile m’intéresse mais elle ne me concerne pas. Les artifices dont je parle sont le cadre ou l’encadrement ou la signature, un subterfuge identitaire, des artifices qui se placent comme des accessoires. Je ne les ai jamais intégrés dans ma peinture. Et en 2007, lorsque j’ai peint mon premier tableau monumental, j’ai réalisé que je pouvais être dans un tel format car je n’avais jamais cédé à l’objet « cadre » qui circonscrit.
Le tableau est un objet qui amène une objectivité du toucher et la peinture est de l’ordre de la visualité. C’est comme pour les livres, l’objet-livre se différencie de la littérature, l’accrochage de l’exposition, le volume de la sculpture. La poïétique mise en jeu dans mon travail se pose comme un geste pictural qu’il ne faut pas confondre avec la question moderniste du style.
TC : Vous produisez de nombreux tableaux de grands formats. Pensez-vous, Barnett Newman, d’utiliser ces grands formats pour renforcer leur caractère intime ?
MR : Je n’ai pas le sentiment d’être davantage dans le champ de la peinture lorsque je peins des grands formats, comme je n’ai pas l’impression de faire du spectaculaire à travers la monumentalité, ni d’être dans une plus grande intimité. Le premier, Ancora ! produit en 2007 par la Chapelle Saint-Jacques est de l’ordre de l’intime, puis le deuxième haaa…Dada ! 2009 est comme une image mentale, au-delà de tout format. Le troisième x degrés de déplacement, 2011, intègre le médium exposition, l’espace du lieu d’exposition devient champ pictural, et le quatrième, On the ruins of the pizzeria, 2014, est un tableau-exposition qui peut nous demander de nous interroger sur ce qui fait œuvre.
TC : Comme Olivier Mosset ou Rirkrit Tiravanija vous présentez des cimaises vides qui deviennent sculptures. De votre côté, est-ce suite à une réflexion sur la cimaise comme podium vertical, comme une forme liée à l’histoire du monochrome ?
MR : La cimaise est un outil pour l’exposition comme le tableau peut l’être pour la peinture. Elle n’est pas une sculpture, je la convoque dans son statut de cimaise. Elle a pris la forme d’un podium dans l’exposition x degrés de déplacement, il était davantage pensé comme un praticable, il offrait au regardeur l’expérience d’un autre point de vue sur le tableau présenté. Dans la mise en exposition de On the ruins of the pizzeria, quatre cimaises blanches sont installées sur le mur gauche de la salle afin de conduire le regard vers le tableau présenté sur le mur du fond. La première plate est accrochée au mur, comme pourrait l’être un écran vide, la deuxième a une épaisseur de 7 cm comme pourrait l’avoir un tableau à peindre, la troisième ferme une ouverture en haut du mur, la quatrième est une cimaise posée au sol de 40 cm d’épaisseur. Ces surfaces et volumes blancs se placent en tant que négation du matiérisme de l’appareillage du mur de pierre et de son potentiel de sensualité séductive, ils permettent une mise au plan différentielle, leur surface unie et blanche lutte avec le prestige du mur. Je place la question du monochrome ailleurs. Ici ces cimaises neutralisent l’espace et guident le regard dans un dispositif qui a une certaine tension baroque.
TC : Pouvez-vous nous parler de la construction formelle de Geoclouds et de la formulation de son sujet ?
MR : Il s’agit d’une installation dans la loggia de quatre tableaux suspendus, présentant chacun une peinture recto-verso. Cette pièce donne vue, grâce à un système de cinq baies vitrées sur la ville et largement sur le ciel. J’ai souhaité apporter une respiration dans l’exposition avec cette installation. Elle est comme un espace dans un espace. Chaque peinture représente une géométrisation de formes de nuages sur un fond couleur et matière nuage, l’intérieur et l’extérieur se répondent. Cependant une certaine surréalité s’en dégage.
Entretien retranscrit de la Rencontre publique du 29 mars 2014 avec Timothée Chaillou, critique d’art et commissaire indépendant, à l’occasion du finissage de l’exposition monographique de Muriel Rodolosse, On the ruins of the pizzeria, au Château des Adhémar.