« Comment concevez-vous, par exemple, la grande œuvre dramatique de demain ? » Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je lui répondis : « Si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais. » Je vis bien qu’il concevait l’œuvre future comme enfermée, dès alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles ; je devais, en considération de mes relations déjà anciennes avec la philosophie, avoir obtenu d’elle la clef de l’armoire. « Mais, lui dis-je, l’œuvre dont vous parlez n’est pas encore possible. » – « Il faut pourtant bien qu’elle le soit, puisqu’elle se réalisera. » – « Non, elle ne l’est pas. Je vous accorde, tout au plus, qu’elle l’aura été. » – « Qu’entendez-vous par là ? » – « C’est bien simple. Qu’un homme de talent ou de génie surgisse, qu’il crée une œuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l’aurait pas été, si cet homme n’avait pas surgi. C’est pourquoi je vous dis qu’elle aura été possible aujourd’hui, mais qu’elle ne l’est pas encore. » – « C’est un peu fort ! Vous n’allez pas soutenir que l’avenir influe sur le présent, que le présent introduit quelque chose dans le passé, que l’action remonte le cours du temps et vient imprimer sa marque en arrière ? » –Cela dépend. Qu’on puisse insérer du réel dans le passé et travailler ainsi à reculons dans le temps, je ne l’ai jamais prétendu. Mais qu’on y puisse loger du possible, ou plutôt que le possible aille s’y loger lui-même à tout moment, cela n’est pas douteux. »
Henri Bergson
Peindre un tableau ne ressemblant à rien de déjà prévu et n’étant pas la somme des possibles. Penser le possible dans un rapport critique. Privilégier la durée, la mémoire, l’élan vital et l’intuition dans sa propre création. Augmenter le réel. Invertir, induire.
Pour la galerie municipale Jean-Collet de Vitry-sur-Seine, Muriel Rodolosse a choisi d’intituler son exposition « L’armoire aux possibles », expression extraite de l’essai Le possible et le réel.
Dans ce texte, Bergson engage un examen et une critique de l’idée du possible comme ce qui déterminerait et expliquerait l’acte créateur. Pour lui, « l’idée que le possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence », que les choses « pourraient être pensées avant d’être réalisées », relève de l’illusion et de malentendus. Concevoir une « armoire aux possibles », dont le philosophe aurait déjà la clé, avec des tiroirs dans lesquels tout est déjà donné, est une démarche entravant l’intelligibilité de la création et de ce qui advient. Le possible est à dissocier du nouveau. Si le possible ne préexiste pas au réel, c’est parce qu’il est créé.
Le titre de l’exposition « L’armoire aux possibles » est un titre en creux, à inverser, en quittant les chemins confortables qui inviteraient à penser que tout est déjà donné, prévisible.
Les œuvres de Muriel Rodolosse entretiennent une relation à la durée en tant qu’elle est essentiellement, mémoire, conscience et liberté. L’expérience vécue du temps, l’intuition comme méthode, l’importance de la réalisation et de l’indétermination pour percevoir, concevoir et comprendre la création sont des lignes d’horizons pour entrer dans son processus de travail. On est face à une multiplicité qui déploie non pas un champ de possibles, mais davantage des virtualités en train de s’actualiser, se différencier, se diviser, en lien avec la continuité de l’histoire du vivant et l’insertion de la durée dans la matière. La puissance du faire est davantage de l’ordre du virtuel que du possible ou du prévisible. Il y a une force de réalisation dans lesquels les événements ne se produisent pas mais se créent.Un rapport primordial entre la pensée et le mouvant est à l’œuvre dans l’ensemble de la production. La mobilité, les degrés de déplacements sont au centre de sa pratique. Une lecture attentive des titres révèle une perméabilité et un dialogue silencieux entre des flux et des multiplicités qui se trament à chaque nouvelle actualisation en peinture. Ce sont des œuvres qui prennent à bras le corps les questions d’échelle, de construction et de continuité. Les titres des expositions ou des tableaux sont des éléments fondateurs et déterminants de la continuité élaborée, depuis des années, pas à pas. A chaque nouvelle exposition, l’acte de peindre se déploie et se stratifie en nous invitant à penser, sentir et expérimenter notre rapport au monde avec davantage d’exigence, d’élan et de Sensibilités. Etre libre, c’est ne pas choisir ce qui est possible, ce sur quoi repose la pensée du libre arbitre, mais transformer soi-même et ce qui est. Réel non borné et augmenté : la liberté est affaire de création. Rompre L’entrave.
L’invention et la création de formes chez Muriel Rodolosse n’est pas d’emblée facile d’accès. Pour le récepteur, le cheminement est escarpé, ardu, aux lisières du visible et du sensible, éloigné de toute systématique, no Taxinomi(e). Le travail engagé est complexe, et exigeant. Il opère des mises à distance techniques et critiques, des pertes de repères. Autant d’éléments qui induisent d’inverser les modes de perceptions, ou « d’invertir la direction habituelle du travail de la pensée », pour reprendre un motif bergsonien. L’envers est fondamental, non pas seulement parce qu’elle peint à l’envers sous du Plexiglas, mais aussi par ce qu’elle enchâsse en termes de réalisation, de représentation et de réflexion.A rebours du possible et du prévisible, elle crée un ensemble de représentations frontales et déroutantes. Celles-ci s’imposent par les choix techniques et la manière de peindre, mais ne sont qu’une première étape dans l’effet de distanciation. Si depuis toujours, elle a choisi d’abandonner l’autorité de la toile pour laisser ensuite à partir de 1996 advenir sur l’envers du Plexiglas, le plus librement possible ce qu’elle décide de peindre, cela ne suffit pas à expliquer les écarts et désorientations induits. Le choix du « Plexiglas » est loin d’être anodin en termes de forces créatrices. Il est intéressant de noter que dans « Plexiglas », il y a deux aspects : celui du verre (glas) et celui de l’entrelacement (plexi vient du latin plectere, entrelacer, tresser). En outre, en médecine, un plexus est une réorganisation fonctionnelle et spatiale de nerfs, et ce nouvel horizon, qui nous ramène à la complexité de la vie et du corps mérite peut-être davantage d’attention car Muriel tisse et matérialise aussi d’imperceptibles connexions.
D’abord, le support choisi oblige le spectateur à inverser ses habitudes, à considérer l’envers du tableau, à réfléchir à ce qui advient par-dessous, et à la manière dont cela a été construit. Il se voit là contraint d’opérer des renversements dans ses propres modalités cognitives. A travers les strates et les couches posées aux doigts, les transparences, l’impossibilité des repentirs, sa vision des devenirs est bousculée. Toutes ces ruptures, toutes ces échappées proposées, toutes ces classifications récusées exigent une considération et une perception autre. Une durée s’impose en attendant que le tableau monte jusqu’à soi, en soi, au travers de soi et au-delà de soi, en écho et en relation avec le monde dans lequel je suis situé. En regardant ces tableaux aux couleurs parfois insoutenables, aux figures parfois effrayantes de modernité, entre réel et anticipation, on s’aperçoit que « d’armoire aux possibles » il n’y a pas, mais ce qui compte c’est l’ensemble des degrés de déplacements et de création. « C’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel. »
D’autres forages de pensées s’imposent. Une fois franchie la distance due au choix du support, le spectateur doit aussi franchir l’apparente froideur des tableaux, puis inverser un grand nombre de processus tant dans sa manière de percevoir que de concevoir les écarts et déplacements ténus qui lui sont donnés à voir. Les sujets traités ne sont pas d’emblée séduisants. La catastrophe et le désenchantement du monde, l’irresponsabilité de l’homme vis-à-vis de son environnement, remontent à la surface de nombre de ces peintures. Attentive à son temps, elle porte un vif intérêt à notre rapport à la nature, et à tout ce qui nous unit ou désunit à la chaîne du vivant. Elle manifeste une sensibilité pour les questions soulevées autour des débats liés à l’Anthropocène et revendique depuis l’origine du travail une attention silencieuse à ces liens inframinces qui fondent une poétique de la nature à la fois personnelle et universelle. L’entreprise de Muriel Rodolosse est colossale. Elle bâtit un monde en peinture, au bord de l’explosion mais toujours en tension, architecturalement construit, et chaotique en même temps. Ces personnages qui arpentent le monde, le performent, le mesurent, le construisent et le déconstruisent, sont à la fois emblématiques de la figure du créateur, artiste, bâtisseur et de la critique de l’évolution. La relation de l’homme au monde est mise à mal avec une certaine noirceur. Les mises en ruine du modernisme et du futur sont vertigineuses.
…et la frontière est franchie.
Il faudra donc apprendre à nous déplacer mentalement et physiquement parmi les obstacles. Apprivoiser ces peintures de silence et d’or. Briser leur silence apparent. Ecouter la rumeur du monde. Franchir la violence des représentations, des couleurs, des sujets. Accepter de regarder le monde tel qu’il est, avec ses scènes apocalyptiques, post nucléaires, post tsunami, post génétique…
Faire l’expérience de ces paysages toxiques, de ces peintures, de ces couleurs acides qui ne sont pas là pour séduire et qui renvoient à la tragédie du monde contemporain et à nos responsabilités. Reconnaître La chute morale imminente.
Opérer une critique patiente des médiations qui s’interposent, au nombre desquelles il faut compter le possible. Repartir de la donation immédiate du temps. Ne pas manquer le réel, en manquant le temps. Vivre l’expérience de la création continue d’imprévisible nouveauté. Accéder à une vision intuitive du réel. L’empirisme dont l’exigence est la précision, est aussi une démarche qui fait sens dans l’œuvre de Muriel Rodolosse.
Le tableau x degrés de déplacement qui ouvre l’exposition est une invitation à penser l’acte de création, à l’expérimenter et le pratiquer. Les socles ont franchi l’espace de la représentation. Ni possible, ni réel, ce tableau est le lieu de tracés inversés : d’écarts. Les autres peintures de l’exposition révèlent comment L’armoire aux possibles a volé en éclat.
Cécile Marie-Castanet
Dr en philosophie, diplômée de l’Université Paris1-Panthéon Sorbonne, critique d’art et professeur aux Beaux-Arts de Marseille (Esadmm)