« Il Loggiato », l’être, l’acteur et le néant ; immersion dans les limbes du théâtre

Yves Kafka, 2019

Lorsque après « une si longue absence » - deux très longues années - une femme et un homme se retrouvent (hallucination ou réalité ?) pour questionner les rapports entre création et existence, il flotte autour d’eux une étrange atmosphère. Un peu comme si les limites entre les univers de la réalité et de la fiction s’estompaient magiquement pour devenir caduques, les acteurs et leur personnage échangeant leur « moi peau » pour se fondre dans une seule et même entité. Le trouble qui résulte de cette expérience in vivo gagne le spectateur, témoin de cette alchimie saisissante.

Yves Chaudouët, artiste polymorphe (re)connu pour ses productions plastiques et en dramaturgiques - reliées entre elles par le goût de l’autre -, réunit dans la grande salle de la Villa 88 de Bordeaux Valérie Dréville et Yann Boudaud pour un face à face intimiste. L’itinéraire singulier de ces deux acteurs les a naguère conduits à travailler sous l’égide de Claude Régy, maître ès théâtre pour qui « le silence est une forme d’écriture ».

Et de silence, il en sera question autour de cette table où ils prennent place au milieu de celles identiques dressées autour d’eux. Lorsqu’ils pénètrent l’un après l’autre dans la salle évoquant une brasserie de jardin, les spectateurs ont déjà pris place et sirotent distraitement le jus à la violette préparé à leur intention. On pourrait croire qu’il s’agit de deux autres pareils à eux si ce n’était un je-ne-sais-quoi qui les distingue des « invités » déjà attablés.

L’homme est visiblement harassé. Ses vêtements sont défaits, un pan de chemise s’échappe de son pantalon, ses chaussures délacées et maculées de boue séchée portent les traces des quelque huit cents kilomètres parcourus au gré des chemins de traverse. Il s’assoit lourdement n’ayant de cesse de s’asperger le visage de l’eau de la bouteille lui faisant face. La femme, elle, fait son entrée, sac à dos aux épaules, chien docile en laisse, et sourire aux lèvres.

Rires lourds du mystère de sous-entendus seulement déchiffrables par les deux protagonistes réunis par une histoire commune. Expérience particulière dont - seulement - des bribes seront délivrées comme des éclats de rire perçant les non-dits de deux connaissances complices. Et, si elle nous échappe dans sa narration factuelle, cette expérience « ordinaire » résonne au plus profond comme la présence en chacun de nous de l’inquiétante étrangeté attachée à l’humain.

Ils ne sont là pas tout à fait par hasard même si lui semble l’avoir oublié(e)… oublié autant le pourquoi de leur rencontre, ici et maintenant, que l’identité de son interlocutrice. Pourtant, il est au rendez-vous fixé et elle est venue à cet endroit pour lui faire une proposition. Lui faire part d’un projet qui aurait à voir avec son départ à lui, départ du théâtre et de tout.

Et c’est là, à cet endroit précis de la confusion ancienne, entre création et existence, que va se (re) nouer l’enjeu de leurs retrouvailles présentes… Quelque 24 ans auparavant, l’homme-acteur lui était apparu sous les traits d’un enfant alors qu’il endossait le travail d’un acteur, les défroques du comédien n’ayant pas pouvoir sur son identité, ne devant impérativement pas recouvrir la nature de son être. Et maintenant, il est là devant elle affirmant qu’il n’a plus envie de l’art, que la vie c’est différent, que c’est tout autre chose, comme s’il avait été « gagné » de l’intérieur par ce qui était au départ un choix purement artistique.

Réflexions sur l’art, métaphore de la vie qui, pour être pleinement soi, se doit d’échapper à l’entre-soi, le cheminement - au propre comme au figuré - de celui qui va reprendre la route pour être lui et non des doublures de lui-même le phagocytant, le conduit à se mettre en retrait de toute « représentation ». Le triptyque - l’être, l’acteur et le néant - en ne se refermant pas sur le volet central de l’art comme échappatoire, mais en choisissant la vie comme viatique, offre le « tableau vivant » d’une résurrection de l’être échappant au néant de la représentation.

Performance hautement troublante en milieu artistique - il y avait là réuni « sur invitation » le parterre théâtral de la région -, l’œuvre en gestation d’Yves Chaudouët convoquant les itinéraires croisés de deux « acteurs hors pair », Valérie Dréville et Yann Boudaud, se posant à eux-mêmes ces interrogations, ne pouvait manquer de faire mouche. En effet, l’intérêt suscité par cette forme hybride se situant délibérément aux confins de la (vraie) vie et du (vrai) théâtre, est la résultante de la problématique « mise en jeu » : laquelle, de l’existence et de sa représentation, précède l’autre ?

 

Article paru le 20 septembre 2019, La revue du spectacle.

 

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