Après les enjeux esthétiques du pli, on peut également interroger ses enjeux politiques, même si une telle formulation peut paraître dérisoire dans un premier temps. En effet, tout le développement du chapitre précédent repose sur une condition admise tacitement, à savoir que le lecteur peut librement consulter les livres de Bernard Villers, qu’il soit autorisé à les prendre en main, à en tourner les pages, à les déplier et replier, voire – dans le cas de Mallarmé 1897, qu’il lui soit possible de démonter l’agrafe pour déplier le livre. En réalité cependant, il n’est pas facile de pouvoir consulter les livres d’artistes dans ces conditions. Où en effet peut-on le faire, en dehors du Cabinet du livre d’artiste « Sans niveau ni mètre » à Rennes (dont il a été question au début du livre), qui possède huit livres de Bernard Villers, mais aussi des centaines d’autres livres d’artistes, tous en libre consultation ? S’il n’est pas facile d’assurer ces conditions, pourtant habituelles pour la grande majorité d’autres livres (très rares sont les bibliothèques qui possèdent un fonds de livres d’artistes méthodiquement construit, alors que dans les centres d’art qui en disposent, ils sont stockés dans des réserves non accessibles au public), c’est parce que la conception de l’œuvre d’art qui domine dans nos sociétés repose sur des catégories difficilement compatibles avec les usages réservés aux livres, notamment en bibliothèque. Rareté, luxe, fragilité, prix souvent outranciers, voici les caractéristiques des œuvres qui sont comme des objets fétiches (sacrés, intouchables, inestimables) ; valeurs mal placées au demeurant dans la mesure où elles sont systématiquement rapportées à l’être matériel de l’œuvre-objet. Un fossé abyssal s’est creusé entre l’original et la copie, impossible à justifier autrement que par le caractère fétiche de l’œuvre. Dès que le livre prend une telle forme, il suscite un trouble, car la surprotection qu’elle réclame empêche l’accomplissement des missions premières de la bibliothèque. On a vu comment Eugène Morel critiquait ces livres trop précieux et trop chers pour la bibliothèque ; enfermés dans les placards ou exposés sous vitrine, ils ne montrent qu’une page qui n’est jamais tournée. De même que les hommes privés de liberté se trouvent rabaissés au statut de bêtes, les livres emprisonnés ne sont plus des livres. Et le problème devient politique.
Une anecdote illustre bien ces comportements face aux œuvres. En 2008, Aurélie Noury préparait l’exposition Cartons pour le Cabinet du livre d’artiste ; l’idée consistait à attirer l’attention sur l’utopie démocratique de l’art réalisée à travers les cartons d’invitation, ceux notamment qui, faits par l’artiste, peuvent prétendre à un statut d’œuvre d’art à part entière, envoyées gratuitement, parfois à des milliers d’exemplaires, à des spectateurs potentiels. Une partie des cartons nous fut prêtée par des centres d’art. Dans un cas, la commissaire d’exposition les avait repérés dans les archives accessibles au public, où, comme à la bibliothèque, sont regroupés des livres, des catalogues et des boîtes comportant d’autres documents imprimés, par exemples articles et dossiers de presse, donc également les cartons d’invitation. Sortis de là pour l’exposition, ces cartons de choix n’y sont pas revenus : leur statut d’œuvre ayant été reconnu par l’intérêt qu’ils ont suscité auprès de la commissaire d’exposition et par le fait qu’ils ont été exposés, les responsables du centre d’art en question ont jugé pertinent de les archiver désormais dans la réserve d’œuvres, là où le public n’accède pas {note}1. Certes, le carton n’est pas un livre, mais tous les deux appartiennent à la même catégorie d’imprimé qui nous intéresse ici.Plusieurs livres d’artistes d’Yves Chaudouët accordent une fonction et une importance particulières à cette opération qui consiste à tourner les pages ou à les feuilleter, qui est le versant « manuel » de l’acte de lire. Dans My Truck Is a Boat {note}2 par exemple, c’est avec des photos qu’il raconte un épisode du voyage qu’un bateau-amphibie effectue tous les jours dans la Manche. « Le bateau qui fait la navette entre Saint Vaast la Hougue et l’île de Tatihou doit être amphibie à cause de la rapidité de la marée dans cette rade, écrit l’artiste. Le déplacement – possible ou empêché – et les moyens de transport sont deux de mes sujets de prédilection, ce qui explique ma sympathie toute particulière pour ce bateau-camion, bloqué quelques heures sur le fond de la mer. J’étais à son bord le jour où, pour la première fois de sa carrière, un de ses pneus a crevé {note}3. » Un bateau qui a crevé : un vrai Witz comme fondement poétique de ce livre d’artiste ! La poétique de celui-ci est entièrement formée par les oppositions, à commencer par le titre qui compare la modestie un peu gauche de ce bateau au superbe du truck américain, légende des États-Unis. C’est là que le mot a pris son sens, devenu désormais mythique. Mack Trucks, Indiana Truck Corporation, Freightliner Trucks, Peterbilt Truck Company... toutes ces belles machines aux carrosseries rouges et bleues, criardes, en émail luisant, avec les jantes et les rétroviseurs chromés, et plein d’autres joyaux éblouissants, contrastent singulièrement avec ce bateau-amphibie, grisâtre et lourdaud, comme un dinosaure. Un clin d’œil à ces mustangs de l’Amérique moderne, sillonnant majestueusement ses espaces illimités, alors que dans la Manche, l’espace n’est pas énorme : c’est la mer qui va vite. C’est donc une poétique de maladresse et de tendresse qu’Yves Chaudouët amène à travers un reportage photographique.
Composé d’images et seulement d’images – la photographie est ici une poésie parlante – c’est sans mots que My Truck… narre un épisode, si ce n’est le titre qui insiste paradoxalement sur la forme-camion de ce véhicule original, comme s’il était plus étrange comme camion que comme bateau. C’est en effet my truck qui est un bateau, pas l’inverse. La forme du dépliant confère au livre une structure narrative propre, suffisamment complexe, précisément, pour qu’elle soit parlante. La façon dont le livre se plie et déplie organise l’apparition et la disparition des images, leur succession et leurs correspondances dans le temps. Le lecteur a toujours la possibilité de retourner le livre ou de retourner en arrière dans la lecture. Il est un lecteur-opérateur. Ainsi découvre-t-il une distribution rusée des gros plans et des plans larges, des symétries et des antisymétries du dispositif, des rythmes d’images. Le déploiement des plis en aval et l’implication des plis en amont expliquent ce qui s’est passé, racontent l’événement, tout en permettant de l’approcher dans diverses perspectives. En effet, c’est l’articulation spatiale du livre qui détermine la temporalité narrative des images ; les analyses d’Henri Bergson sur la « contamination » de la temporalité par les catégories spatiales {note}4. pourraient peut-être ouvrir une piste intéressante pour étudier la figuration du temps dans les arts plastiques, et en particulier la structure narrative d’un récit visuel à partir de la manipulation spatiale d’un dispositif particulier du livre. Mais à la différence des conclusions de Bergson, l’expérience du temps ne souffre pas ici d’un déficit. Tout au contraire, le livre de Chaudouët ouvre un champ d’expérimentation autour de la temporalité du récit, expérimentation à laquelle procède dans une plus ou moins grande mesure chaque lecteur de My Truck Is a Boat. Dans ses plis, le temps se redouble et se recroise, on le vit et revit, en y entrant selon plusieurs angles. Suspendu le temps d’une lecture, il livre le sens de ses multiples parcours : celui de la simultanéité, celui de la circularité, celui de la non coïncidence, celui d’un hoquet, d’un passage en zigzag, d’un mouvement rétrograde, etc., mais aussi le mouvement d’aller et retour de ce qui est une navette.En effet, si on regarde de près, on s’aperçoit par exemple que la première et la dernière photo sont identiques, et pourtant la circularité de la lecture se transforme en spirale (le pliage lui-même forme une espèce de spirale aplatie), car de l’une à l’autre, une légère différence d’échelle perturbe la perception : on retrouve donc le point d’entrée, mais il n’est plus le même. Plusieurs lectures de ces pages peuvent d’ailleurs être considérées comme simultanées, mais il y a une limite à cette simultanéité, car certaines photos du livre, celles qui sont imprimées au recto et au verso d’une même page, ne peuvent pas être regardées en même temps, sans qu’on fasse violence au livre. Malgré la simplicité du dispositif du livre – un simple dépliant qui s’articule autour du premier pli – la structure visuelle de My Truck Is a Boat est complexe et s’interprète à plusieurs niveaux. On a l’impression qu’il met en place une logique de lecture, puis qu’il vient la perturber par une exception à la règle ou un léger décalage visuel. Les gros plans du verso du livre sont par exemple des agrandissements des plans larges, présentés au recto. Mais il y a deux photos qui ne s’organisent pas de cette manière. Une telle construction du livre invite à reprendre la lecture, à circuler à l’intérieur de l’épisode du pneu crevé.
Or toute cette lecture de My Truck Is a Boat repose sur la même condition, à savoir la possibilité de manipuler le livre en le tenant entre les mains. Pas grand chose, pourrait-on dire. Et pourtant, cette lecture n’est possible que lorsqu’on a ce livre chez soi ou lorsqu’on le consulte à la bibliothèque ; déjà en librairie ce n’est plus la même chose, car les exemplaires de My Truck Is a Boat sont protégés par un film transparent ; il faut donc un exemplaire de consultation et toutes les librairies ne le font pas. L’accès au contenu du livre n’est donc plus possible dès lors qu’il devient un objet de collection en tant qu’œuvre d’art. Il y va de l’être même du livre d’artiste, et au-delà de lui, de la vie de l’art dans les sociétés contemporaines. Non sans raisons, au modèle institutionnel de l’art, dominant dans les sociétés occidentales, au sortir de la seconde guerre mondiale les artistes ont opposé l’idée de l’art vivant. Dans une telle démarche anthropologique, réinscrivant l’art dans la vie des individus, les collections apparaissent comme des cimetières de l’art : des îles bienheureuses, où les œuvres, pourrait-on penser, doivent terminer leurs vies, après avoir longtemps « servi » la société. Certes, sans les cimetières, lieu de mémoire collective, pas de culture humaine du tout, et la critique des collections d’œuvres d’art doit être nuancée, car même sous forme de cimetières, elles gardent une efficacité indéniable dans la diffusion des idées artistiques, serait-elle indirecte. Mais en réalité, les sociétés contemporaines se débarrassent de l’art en raccourcissant le chemin entre l’atelier d’artiste et la collection d’art, et privent de plus en plus les artistes d’autres modalités d’exister à travers l’art. Si cependant entre la naissance d’une œuvre et son entrée dans une collection, rien ne se passe, l’art pourra être dit mort-né. Il n’est pas étonnant que le premier des historiens de l’art à avoir insisté sur sa nécessaire ouverture à l’anthropologie, ait déclaré qu’il était « sincèrement dégoûté par l’histoire de l’art esthétisante {note}5. »
Certes, les livres d’artistes, eux aussi, se retrouvent dans les archives et les collections publiques. Mais autant on ne peut que souhaiter l’existence de nombreuses collections de livres d’artistes, autant il faut souhaiter que ces livres vivent de nombreux autres parcours et expériences, car tel est le projet inhérent au livre d’artiste : partager une longue vie de livres. Les archives en gardent la mémoire et parfois suscitent ses publications, elles popularisent le livre d’artiste et stimulent le travail critique autour de lui. Mais le projet du livre d’artiste vise à rouvrir à l’art l’espace de la vie qui tend à s’éclipser sous la pression de la conception institutionnelle et marchande de l’art. Le livre d’artiste n’est d’ailleurs pas à l’abri de ces pressions. Dans l’Histoire sociale de l’art et de la littérature, Arnold Hauser remarque que lorsqu’à la fin du XVIIe siècle l’édition et la souscription ont remplacé le mécénat privé et politique, les poètes et écrivains ont acquis une liberté dont ils ne jouissaient pas auparavant, notamment grâce à l’anonymat que ce genre de mécénat populaire impliquait {note}6. Mais alors qu’il est tentant de promouvoir le livre d’artiste comme susceptible de porter une alternative au mode dominant d’existence sociale de l’art, il ne faut pas perdre de vue les difficultés que l’édition en général affronte à notre époque, celle de la mondialisation et de la grande distribution, celle de la rentabilité à d’énormes tirages et de l’investissement à très court terme, celle des mass media et de la concurrence de l’industrie de loisir, celle de la surenchère commerciale et de l’efficacité publicitaire, etc. Il serait contradictoire de penser que le livre d’artiste puisse trouver son existence paisible et rassurante au sein de cette économie. Il fonde plutôt une autre économie, celle dont le livre tout court, lui aussi, aurait besoin pour pouvoir jouer son rôle d’instrument principal de la culture.
Rien n’empêche bien sûr de faire d’un livre d’artiste un objet de collection ; il continue à être livre d’artiste, malgré son entrée dans la collection, pour tous ceux qui auront toujours le droit de le prendre en main et de le consulter. Mais lorsque le livre d’artiste est exposé dans une vitrine comme objet de collection, et à ce titre objet précieux et intangible, ce n’est que sa carcasse qui est alors exposée, qui a laissé sa vie dehors. Comme l’a remarqué Roger Chartier, un livre n’existe pas sans lecteur ; un livre qui ne peut plus avoir de lecteurs cesse d’être un livre. Non point certes pour des raisons métaphysiques. L’exemple du livre d’Yves Chaudouët l’a bien démontré : exposé, ouvert ou fermé, peu importe, mais immobilisé sous verre, My Truck Is a Boat se ramènerait au mieux à une série de photos, à une exposition : rien à voir avec la possibilité de la lecture, avec sa part "manuelle". Inséparablement opération intellectuelle et action physique sur le dispositif du livre, la lecture permet non seulement un accès intime à l’œuvre, on l’a vu, mais encore un jeu au sens où Schiller l’a introduit dans l’esthétique, jeu qui "donnera à l’homme la liberté, physiquement autant que moralement {note}7 ". Selon Schiller, en effet, "le concept d’humanité ne peut se parfaire que par l’unité de la réalité et de la forme, du hasard et de la nécessité, de la passivité et de la liberté {note}8". Tous ces termes trouvent dans la lecture du livre d’artiste une actualité nouvelle et surprenante. Tel est bien le paradoxe politique du livre d’artiste : il se sent mal dans la collection, car sa place est dans la bibliothèque, publique ou privée, où il peut être touché afin de pouvoir être compris, car en refusant au lecteur de l’art la liberté physique par rapport à l’œuvre, on lui interdit par là même l’accès intellectuel à elle. La réussite du livre d’artiste ne peut donc être pensée dans les mêmes termes qu’une "réussite artistique" dans les sociétés contemporaines, car une dialectique négative en résulterait où le succès (l’entrée dans la collection d’art) signifierait l’arrêt de mort de l’œuvre (un livre que l’on ne peut lire).
Certes, les conclusions auxquelles a mené ici l’interprétation de My Truck Is a Boat pourraient convenir à tout livre d’artiste. C’est peut-être là sa vraie force : sa capacité à résister par sa simple existence à l’uniformisation de la culture artistique. En effet, le livre d’artiste n’impose ni un formalisme (inertie artistique) ni une idéologie (inertie politique), mais il fait référence à la culture du livre dont l’histoire a établi les pratiques et démontré les valeurs.
La lecture d’autres livres d’Yves Chaudouët montre justement que cette résistance ne peut être appréciée sur le plan des contenus étroitement considérés comme politiques, mais sur celui de la diversité des formes que peut prendre l’expression de l’attitude artistique, et ce malgré le goût immodéré de l’artiste pour les introductions et les postfaces écrites notamment par les critiques d’art, habitude que la culture du livre se dispute avec la pratique des catalogues d’exposition. Poisson abyssal {note}9par exemple propose la transformation d’une affiche format 100 x 68 cm en un livre, et par conséquent sa lecture progressive, page par page, qui sont autant de rectangles de 12,5 x 17 cm résultant du pliage de l’affiche. Pliée d’abord horizontalement en quatre, puis en accordéon en huit, l’affiche devient le cahier du livre, les deux plis extérieurs étant glissés sous les rabats de la couverture. Imprimée sur fond noir, la forme transparente de ce monstrueux poisson imaginaire des mers profondes n’occupe que 5 rectangles sur 32, et seulement sur 3 pages de ce livre-affiche (effet des plis qui cachent les deux autres rectangles), comme si le livre en résumait l’essence imaginaire et lui donnait en même temps une existence visuelle. Le poisson abyssal est un motif poétique récurrent chez Yves Chaudouët ; s’il le fascine autant, c’est parce qu’il symbolise le monstre qui habite au fond de chacun d’entre-nous. Dans Inaliénable {note}10, il est le leitmotiv du récit qui mélange fiction et réalité. On raconte à son propos des histoires de plongeurs ; parmi les photos à l’intérieur du livre on trouve une autre forme du poisson abyssal ; le livre est introduit par une citation d’Ylipe, pseudonyme de Philippe Lacoue-Labarthe, mise en exergue : "Les poissons des grandes profondeurs ont pied {note}11". Et ainsi de suite. Divers éléments du paratexte permettent d’éclaircir la démarche d’Yves Chaudouët. Dissimulée dans les notices biographiques, une phrase énonce le principe d’écriture d’Inaliénable : "Pour évoquer l’élaboration du fond abyssal d’Yves Chaudouët au CIAV [Centre international d’art verrier, coéditeur du livre], ils [Yves Chaudouët et Yann Grienenberger, directeur du CIAV] ont choisi d’écrire, chacun à son tour, une partie de ce texte dont ils n’ont découvert l’intégralité qu’à la fin du jeu." Mais dans la notice de l’artiste il est fait mention d’"installations comme celle évoquée dans ce livre {note}12.". Dès lors il est possible de comprendre que le double récit du livre fait raisonner une expérience que l’artiste a faite à la verrerie de Meisenthal ("Au bout d’une semaine, un petit troupeau de prototypes de poissons de toutes plumes trônaient sur une des tables {note}13") et que l’affiche du Poisson abyssal, ainsi que l’image du poisson dans Inaliénable, sont des photos d’un même poisson des profondeurs fabriqué en verre, un poisson transparent. La photo sur la couverture crée d’ailleurs l’ambiance d’un fond marin où brillent trois étoiles de mer, faite apparemment de la même étoffe que le poisson ; on en trouve des échos visuels à l’intérieur du livre. Bref, la compréhension du livre résulte d’un mouvement complexe à l’intérieur du livre : entre texte et paratexte, entre images et récits, entre la couverture et l’intérieur du livre, entre un auteur et l’autre, etc. Pourrait-on mieux illustrer les enjeux politiques de la pratique du livre d’artiste que par ce livre poétique où on ne parle pas du tout de politique, mais où il est question de l’accès intime à l’art, de la place du spectateur et de l’artiste (écriture à quatre main) : "Bref, [par] une œuvre qui ‘rend les autres créatifs’, comme disait Cage à propos de Marcel Duchamp {note}14 ?!
C’est encore le poisson des profondeurs, cette fois, imprimé en monotype, que l’on trouve sur la couverture d’un autre livre d’Yves Chaudouët, Film {note}15. En exergue du livre, l’artiste a mis une citation de Peter Kubelka, cinéaste autrichien : "Cinema is not movement. / Cinema is a rapid and regular projection of still images. / Movement in cinema is imagined". Le livre est composé d’images que depuis des années l’artiste produit quotidiennement avec la technique de monotype. Toujours de même format 6 x 9 cm, ces empreintes sont peut-être l’expression la plus personnelle de l’artiste, pouvant à ce titre être symbolisée par ce poisson monstrueux des eaux profondes. En s’opposant implicitement à l’idée d’un flip book, petit livre qui produit l’illusion du mouvement au premier degré, Yves Chaudouët, au contraire, recherche une narration plastique qui, volontairement indéfinie, permet de transformer le mouvement des pages en cheminement imaginaire. Mais imaginé ou réel, le mouvement du Film est coextensif du mouvement des pages tournées. Le titre y insiste : faire d’un livre un film, cela implique non pas une exposition, mais une succession d’images, que seul le livre, mis à part le cinéma, peut produire.
Enfermer le film, quitte à le mettre dans la collection la plus prestigieuse, c’est en fin de compte empêcher sa projection. Telle est l’ambiguïté de la conception que notre société se fait de l’art et de ses œuvres : les honneurs qu’on leur réserve sont en même temps une façon de les rendre inoffensifs, d’en empêcher l’action critique et subversive. On en a vu un exemple instructif lorsqu’il s’est agi du prix d’acquisition d’une œuvre de Hans Haacke, artiste politique militant, par le Musée national d’art moderne de Paris : il est interdit de le communiquer. Et lorsque les masques tombent, on comprend que les lois qui "protègent" les productions de l’art sur Internet visent non pas une censure des contenus, mais l’étouffement de la reproductibilité des œuvres, c’est-à-dire du seul mécanisme susceptible de sauver l’art de l’ambiguïté dans laquelle la société marchande l’a installé.
Texte écrit pour la parution en 2000 du livre My Truck Is a Boat d’Yves Chaudouët
1« C’est exactement ce qui s’est passé à la Documentation du musée (future Bibliothèque Kandinsky) au Centre Pompidou en 1985, m’écrit Anne Mœglin-Delcroix, après mon exposition des livres d’artiste à la BPI [Bibliothèque Publique d’Information]. Ils sont passés à la Réserve. Je dois dire que je n’y avais rien trouvé à redire, au contraire, car cela signifiait aussi que leur caractère d’œuvre était enfin reconnu, ce qui alors n’était pas du tout évident. » E-mail à l’auteur du 17 mai 2009.
2Rennes, Éditions Incertain Sens, 2000.
3Lettre non datée à l’auteur.
4Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1888, Paris, P.U.F., coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1976, chapitre II : « De la multiplicité des états de conscience. L’idée de durée », p. 56-104
5Aby Warburg, note du 14 mars 1923, citée d’après Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, coll. »Vues« , 1998, p. 174
6Arnold Hauser, Histoire sociale de l’art et de la littérature, chapitre III : "L’époque moderne", Paris, Le Sycomore, coll. « Arguments critiques », 1982, p. 43-44.
7Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1794, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, coll. « Domaine allemand bilingue », 1992, « Quatorzième lettre », p. 209.
8Ibidem, « Quinzième lettre », p. 215.
9Yves Chaudouët, Poisson abyssal / Tiefseefisch / Deep See Fish, Paris, Memo, 2003, texte d’Anne Bertrand en français et en anglais sur les rabats de la couverture.
10Yves Chaudouët, Inaliénable, texte-relais Yves Chaudouët et Yann Grienenberger, photographies Frédéric Goetz, Arles, Actes Sud /Meisenthal, CIAV, 2006.
11Ibidem, p. 5.
12Ibidem, p. 79
13Ibidem, p. 36.
14Postface de François Piron, in John Cage, Où allons-nous ? et que faisons-nous ?, conférence-partition présentée et traduite par Yves Chaudouët, Arles, Actes Sud / Reims, FRAC Champagne-Ardenne, 2003."
15Yves Chaudouët, Film, Arles, Actes Sud, 2003, postface de Jean-Marc Huitorel.