Empli de confluences, le travail d’Yves Chaudouët orchestre les circulations et les connivences : entre les œuvres picturales, les textes et les scénarios, la mise en scène et la chorégraphie, l’artiste explore des possibilités de croisement et des jeux de combinatoire. Sculpteur de liens, il ne perd jamais de vue les thèmes fondamentaux qui caractérisent ses recherches : la suspension et le passage du temps, l’acte de peindre et plus précisément, la question du portrait. À Thouars, l’exposition qu’il déploie dans la chapelle Jeanne d’Arc est indissociable du film qu’il réalise en concomitance : ils portent incidemment le même titre, La joueuse, un titre dont la polysémie englobe les notions de rôle et de règle, de plaisir et de risque. La joueuse serait-elle le pendant féminin du Joueur de Dostoïevski ? Ou le double rieur de la Grande Faucheuse ?
Ce film et cette exposition tentent de stabiliser un même instant poétique : le film raconte la rencontre d’une femme qui n’a encore jamais posé pour un peintre, et d’un homme qui fait le portrait d’une inconnue. Ce court-métrage poursuit un travail au long cours que l’artiste mène avec Yann Boudaud, François Chattot et Valérie Dréville, une collaboration soudée par de nombreuses répétitions, une analyse approfondie des sources d’inspiration du scénario et des références visuelles qui le traversent. Entre l’artiste et les acteurs, les proximités conceptuelles se sont affirmées : endosser un rôle ou peindre un portrait exige à part égale une forme de mise à distance, une manière de s’abstraire. Les notions de répétition et de représentation les lient profondément.
Ce long temps préparatoire, nécessaire pour aboutir un film extrêmement écrit, tourné à Thouars et à Paris, a donné l’envie à Yves Chaudouët de créer des pièces tridimensionnelles : la vision de ces installations s’est presque imposée à l’artiste, elle traduit le désir de se laisser faire par le hasard et l’inconscient. Née de ce moment de déprise {note}1, l’exposition articule ainsi trois saynètes inspirées d’une même séquence du film : dans un moment assez furtif, on y voit le peintre aider la femme qui arrive dans son atelier à retirer son manteau. Grâce au souci chorégraphique qui caractérise Valérie Dreville et Yann Boudaud, ce geste et l’accessoire vestimentaire sur lequel il s’appuie synthétisent pour l’artiste « le véhicule du transport, le risque et les mues de l’aimé-e ». {note}2
Leitmotiv de l’exposition, ce vêtement n’a rien d’anecdotique : c’est un imperméable paradoxal {note}3, une surface perméable qui aiguise les circulations. Il rappelle un spectacle qu’Yves Chaudouët avait scénographié en 1994, pour lequel Pina Bausch {note}4 avait prêté des pardessus, dont les acteurs étaient vêtus. De cette expérience, l’artiste a retiré la magie des couches manipulées et des mues.
L’imperméable de La Joueuse renvoie à une autre histoire singulière : il appartient initialement à Pascale Breton, réalisatrice de Suite armoricaine {note}5, film dans lequel Valérie Dréville joue une professeure d’histoire de l’art spécialiste de Poussin. Pascale Breton a depuis offert cet imperméable à Valérie Dréville, qui le porte dans La joueuse. Il se trouve qu’Yves Chaudouët rend régulièrement hommage à Nicolas Poussin, à son approche des forces élémentaires, à sa poésie de l’air et de l’eau, de la fumée et du temps. Cet imperméable fait converger vers lui un faisceau de coïncidences.
Pour l’artiste, c’est un objet qui confirme toutes sortes de connivences, célébrant les retrouvailles d’espaces et de temps éloignés et pourtant complices, ce hasard objectif tel que le définissait André Breton en 1946, un voile à soulever qui « pourrait être la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain. » {note}6
Lorsqu’il évoque La joueuse, l’artiste décrit à quel point cette « scène de l’imperméable » cristallise un point d’incandescence : à partir d’elle, il a réalisé des dessins et des petites séquences filmées avec son téléphone ; il a fait répéter les acteurs sur fond de mélodie, évacuant le texte dialogué pour ne garder que la musicalité des corps. À cette fin, il a interprété lui-même, a capella, trois chansons de Francis Poulenc, écrites à partir du bestiaire d’Apollinaire. Si les installations présentées dans la travée centrale de la chapelle Jeanne d’Arc sont visuellement très différentes, leurs points communs demeurent ces mélodies et la danse que cet imperméable inspire, décliné sous la forme d’une projection d’images, d’un dessin et d’un vêtement réel, réalisé par la costumière du film, Pauline Valls : un imperméable taillé dans la soie, presque immatériel, gazeux, en suspension.
Dans ce paysage bercé par la voix d’Yves Chaudouët, le visiteur pourra écouter des portraits de carpes, d’écrevisse et de chèvre du Thibet, courtes mélopées d’amour et de mort ; il croisera de nombreuses apparitions, des peintures réalisées pour La joueuse, deux carpes microscopiques emprisonnées dans l’effet-loupe d’une boule de verre, un film au ralenti et passé à l’envers sur un nuage de fumée lourde et lente, une structure faite de pieds de cymbales et d’accessoires qui maintiennent un imperméable en lévitation, un tracé à la craie pour faire courir une rivière dans la chapelle. Chacune des trois pièces qui mettent en forme ces divers éléments est activée par un protocole : un système numérique déclenche tour à tour ces installations en mouvements successifs.
Ainsi animées comme des machines célibataires, les œuvres rappellent la série de tableaux vivants imaginés par Raymond Roussel dans Locus Solus : le héros de ce récit, Martial Canterel, met en scène des individus prisonniers d’immenses cages de verre, qui sont morts mais ressuscités grâce à un sérum, la résurrectine, et reproduisent à l’infini des moments marquants de leur existence.
L’exposition évoque une autre fiction fantastique : le court récit d’Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, dont le narrateur, échoué sur une île déserte, découvre qu’elle est en fait peuplée d’une vingtaine de touristes qui répètent à l’infini les moments vécus au cours d’une semaine de vacances passée là, une séquence de vie captée pour l’éternité par des machines cachées dans un vaste intérieur labyrinthique, une sorte d’île dans l’île. Rêverie philosophique, ce récit propose une magnifique réflexion sur l’image, l’amour et la mort, ainsi qu’une interrogation sur l’art et sa capacité à dédoubler le réel. Par ce foisonnement de références mises en résonance, Yves Chaudouët enrichit la personnalité infiniment feuilletée de sa Joueuse.
Yves Chaudouët transforme un travelling en thriller, métamorphosant encore le corps de La joueuse, brisant les cadres et ciselant ce temps qui met, comme l’écrit Bachelard, « l’écho avant la voix et le refus dans l’aveu. »Gaston Bachelard, Le droit de rêver, Paris : Les Presses universitaires de France, 1re édition 1970. Cité par Yves Chaudouët dans sa note d’intention. Au sous-sol de la chapelle, le film est révélé.
P-S : Il faut souligner la valeur collective et collaborative de l’œuvre d’Yves Chaudouët, dont l’économie est parfois celle du cinéma. La Joueuse est un film d’Yves Chaudouët sur un scénario de l’auteur écrit avec Maylis Decamps, interprété par Yann Boudaud (le peintre), François Chattot (Nicolas Poussin), Valérie Dréville (la modèle), Clémentine Jouvin et Aksel Breton (les enfants). Premier assistant réalisation : Arnaud Esterez. Second assistant : Pierre Philippe Toufektchan. Image : Victor Zébo, Tangi Le Bigot, Paul Hubble. Son : Bastian Paumier. Montage : Yohann Costedoat-Descouzères. Costume : Gabrielle Tromelin et Pauline Valls. Bague de Nicolas Poussin : Augustin Gaud.
1Fait de se déprendre de quelqu’un, ou de quelque chose.
2Extrait de la note d’intention écrite par l’artiste pour l’exposition.
3Une autre œuvre d’Yves Chaudouët rappelle cette qualité d’oxymore visuel : La Batterie fragile, une batterie réalisée en porcelaine.
4Danseuse et chorégraphe allemande, Pina Bausch est la fondatrice de la compagnie Tanztheater Wuppertal. Elle s’est imposée comme l’une des principales figures de la danse contemporaine et du style danse-théâtre.
5Sorti en 2016, ce long métrage relate une année universitaire vécue par deux personnages dont les destins s’entrelacent : Françoise, enseignante en histoire de l’art, et Ion, étudiant en géographie. L’action se passe à Rennes.
6André Breton, « Interview de ‘Jeunes Antilles’ », in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, « bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 170.