François Loustau et Alexandra Baurès, co-commissaires de Mahaia, habitent respectivement à Bayonne et à Pampelune. Dans ce texte, ils réfléchissent ensemble au premier volet du projet qui s’est déroulé en 2020 au Pays Basque et en Navarre.
Ont participé à cette aventure collective : Yves Chaudouët, auteur de la table Mahaia, la concordante et initiateur du projet ; Alizée Armet, Carolina Otamendi, Eriz Moreno & Sandra Cadenas, jeunes artistes résidents ; Ummagumma, constructeur de la table et Euskal Core, producteur de l’application de réalité augmentée.
Alexandra Baurès : A l’origine de Mahaia, il y a eu ce désir partagé d’intervenir sur un territoire transfrontalier de part et d’autre des Pyrénées. D’ailleurs, le projet s’est d’abord intitulé entre nous La table basque. Tout de suite, François, tu as dessiné sur la carte un cercle qui passait par les trois villes partenaires (Pampelune, Bilbao et Bayonne), un cercle qui rappelait la grande table ronde d’Yves. En effet, nous avons voulu élargir le cercle de nos actions individuelles et dessiner un territoire commun à découvrir. Au cours du projet, nous avons invité des artistes y des acteurs culturels à intervenir dans ce cercle qui s’appelle Mahaia. Ils ont généré à leur tour de nouvelles interprétations, de nouvelles formes. Maintenant, au terme d’une année, je crois que nous avons pris conscience de nos différences, des particularités de nos contextes. Comment ces échanges artistiques ont contribué selon toi à appréhender notre territoire ?
François Loustau : Nous habitons dans une région, le Pays Basque, qui revendique une certaine unité culturelle mais qui présente aussi de fortes différences dans les modes de vie, dans les ambiances urbaines, dans les paysages. La grande table est un objet à la fois unique et éclaté, ce qui correspond bien à l’évocation de ce territoire. Dessiner des formes géométriques sur cette géographie permet ainsi d’en révéler certaines caractéristiques. La circonférence du cercle établit la liaison entre les trois tiers de la table dans une certaine continuité, tandis que le triangle réunissant les trois villes de Pampelune, Bayonne et Bilbao montre plutôt l’espace qui nous sépare. Les artistes résidents ont d’ailleurs travaillé sur ces idées géométriques en partant à la recherche de plusieurs centres géographiques. Ils s’y sont retrouvés et ont prélevé des images qui au final sont assez représentatives de la région ; on y voit des rochers, de la mousse, des fougères etc… L’éclatement de la table circonscrit mentalement un espace commun dans lequel on se projette. On pense aux choses qui existent entre les trois tiers de table. La part de l’imaginaire est importante dans le projet face à la matérialité saisissante de la table. Qu’en penses-tu ?
A.B : Mahaia est une grande table faite de trois tiers de table dispersés sur le territoire. Chaque tiers de table va de pair avec deux tiers d’absence, d’ailleurs. Je crois que cette incomplétude interroge le spectateur et l’invite à imaginer. Elle laisse un espace vide où toutes les écritures sont possibles. Du coup, le tiers de table bien réel qui est posé au sol devient un objet étrange. Il s’agit d’une table puisque qu’on peut s’y assoir, mais sa forme et ses dimensions en font un objet décalé, irrévérent, qui inspire de nouveaux usages et libère les corps. Lors des rencontres à Pampelune, deux danseurs se sont appropriés de Mahaia dans la salle circulaire du Four de la Citadelle. Tous deux ont souligné la circularité de l’installation et se sont allongés sur la table. Iñaki Fortún Moral a souhaité évoquer le passage du temps, des cycles de vie. Quant à David Pérez Villanueva, il s’est déplacé autour de Mahaia comme dans la nature, pour mettre des gestes et des mots sur notre relation intime avec les arbres, la terre, le ciel. Ces interventions artistiques ont révélé le potentiel de Mahaia, sa capacité à produire du sens, à provoquer des réactions, à entrecroiser des imaginaires. Mais il y a une autre dimension essentielle dans le projet : Mahaia est aussi un lieu de rencontre. Peux-tu raconter l’expérience collective de Mahaia à Bayonne ?
F.L : A Bayonne, la table était installée dans l’espace public, face au cinéma L’Atalante, en bordure du fleuve Adour. D’où un usage libre autour de ce curieux objet apparu aux premiers jours de l’été. Les habitants, les touristes, les migrants se sont spontanément appropriés la table. Apéritifs, pique-niques, déclamations de textes, performances, atelier d’écriture et quelques pas de danse ont animé ce lieu durant deux mois. Nous avons aussi profité de cet environnement inédit pour y programmer des rencontres tous les vendredis matins à 9h30, à l’air libre, à la vue de tous, autour de questions relatives au développement culturel sur un territoire transfrontalier. La table a ainsi permis à de nombreux participants d’échanger, de faire connaissance, de revendiquer. On prend un grand plaisir à s’y réunir en nombre, à porter de la voix. Par sa dimension même, elle suscite l’attrait, comme un épicentre culturel. Elle définit un espace propice à une expérience collective, citoyenne, artistique. L’étrangeté de la situation crée de fait une certaine convivialité entre ceux qui s’y retrouvent. On y expérimente quelque chose de nouveau. Et c’est assez fondamental, surtout de nos jours.
A.B : C’est vrai. Mahaia a vu le jour au printemps 2020, en pleine pandémie. Elle a fait de la résistance puisque l’idée de rencontre était au cœur du projet. A Bayonne, au bord de l’eau, la table a été utilisée de manière plus intense et plus libre qu’à Bilbao ou à Pampelune, dans des lieux d’exposition soumis à des mesures sanitaires plus strictes. Les circonstances étaient inédites, pourtant je crois que les règles qui définissent habituellement la façon de se comporter dans une salle d’exposition découragent les gestes spontanés. Pour la prochaine étape landaise de Mahaia, il serait intéressant que les tiers de table soient installés dans l’espace public, naturel ou urbain, afin de devenir des lieux de rendez-vous « ouverts » jour et nuit. Ainsi ces lieux pourront accueillir des actions programmées mais aussi des manifestations imprévues. Ici et là, les corps pourront se retrouver, libérés des écrans, et les voix pourront être écoutées. Chaque tiers de table, puis la grande table recomposée, sera une raison pour se rencontrer, échanger, débattre, être parfois spectateur et parfois partie prenante, créer des liens. Alors, au fil des semaines, il sera possible d’imaginer d’autres façons de vivre ensemble. La résistance doit continuer.
F.L : Oui, au cours de ses voyages, la table se réunit, se disperse, se réunit à nouveau, comme une sorte de grande respiration à l’échelle de notre géographie. Elle connecte des lieux entre eux, fait prendre conscience des dimensions d’un territoire. Elle fait l’éloge du « ici, maintenant et ailleurs », une situation qui incite à penser l’art et le monde. Il y a dans cette table en cercle comme une forme archaïque et universelle. Un cercle qui évoque l’artificiel par rapport au naturel, qui renvoie à quelque chose de profondément humain. C’est comme un signe de ralliement qui invite à parler, à réfléchir. La configuration même de la table, grande et basse, offre la possibilité de différentes attitudes. On peut s’assoir autour, embrasser d’un regard panoramique l’assemblée réunie et contempler le paysage environnant. On peut aussi s’y allonger, s’assoir en tailleur, s’avachir. Autant de postures qui permettent de varier les points de vue, d’affirmer une diversité. Je pense que cela peut contribuer à renouveler nos façons d’être, à libérer une certaine créativité. Dans l’optique d’un monde décloisonné et multiple, l’objet d’art qu’est Mahaia la concordante fait sa part pour changer de paradigme. Et c’est une table en bois qui ouvre ainsi le champ des possibles !
Consulter la documentation visuelle de Mahaia la concordante.