➞ Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, Yves Chaudouët a longtemps réalisé des monotypes sans le savoir, et aurait-il poursuivi dans l’ignorance que cela n’eût pas changé grand-chose tant la question des appellations techniques semble lui être indifférente. Peut être même eut-il mieux valu qu’il n’en sût jamais rien. Mais l’affaire est bien connue, dès qu’un mot a vent d’une chose le concernant, le voilà qui s’en mêle et dès lors toute signification se fige. Un jour donc, Yves Chaudouët s’avisa que depuis l’âge de dix-sept ans, il réalisait des monotypes, comme l’illustre Degas, un siècle auparavant. C’est sur des éclats de Plexiglas que l’adolescent réalise quelques peintures à la gouache (ou à l’huile) qu’il imprime ensuite, par simple pression, sur des feuilles où figuraient les textes d’un oncle poète. Peu après, il se procure une petite plaque de zinc (6 x 9cm) sur laquelle, à l’encre noire cette fois, il commence à peindre (si le terme convient…). De la même manière, par pressions précises et progressives, à l’aide d’une petite cuiller par exemple, il imprime la surface obtenue sur une feuille de papier. Plus tard il aura recours à la presse et, quand cela sera possible, dans les meilleurs ateliers de gravure. Tout est bon pour étaler l’encre et dessiner les formes, à condition que l’objet ne soit pas contondant. Il ne s’agit pas de basculer dans la gravure. L’intérêt du terme « monotype », c’est qu’il met l’accent sur l’unicité : un à la fois. Ainsi, pour passer au suivant, il convient que la plaque soit à nouveau lisse et vierge. Depuis 1974, il n’en a pas changé. C’est un support technique, mais peutêtre aussi un talisman, un objet magique. En quoi consiste la magie de cet objet ? En sa vertu de lien et d’unité, en sa force de synthèse comme on le va voir. Cette manière d’agir par report ne manque pas d’étrangeté. Ainsi ce que fait directement la main, cela qui semble le coeur de l’acte, la convocation du monde, eh bien ce n’est pas l’acte lui-même, du moins ce n’est pas ce qui reste. Il ne s’agit là que de la première étape, et ce n’est qu’après transfert que l’objet visuel existe dans toute sa réalité. Ce n’est pas sans conséquence quant à la position du sujet peignant. On le fait sans le faire et cela procure une formidable liberté, une liberté qui rappelle celle qu’éprouve celui qui écrit une lettre et qui sait qu’il n’est pas obligé de la poster. Mais on peut dire également qu’une fois la peinture (ou le dessin si on veut, ou tout autre terme à la convenance de chacun) imprimée sur la feuille c’est que, outre l’unicité du passage (l’acte d’imprimer), l’objet obtenu affirme définitivement son unicité. Cette réalité seconde (mais c’est celle qui reste) résulte du transport d’une expérience. Elle en est le souvenir vivace, au plus proche qu’un souvenir peut se tenir de l’expérience dont il procède. Ce qui pose problème, c’est que, à cause sans doute de cette appellation définitive, « monotype », on réduise cette pratique à une simple technique. Parce que cette façon de faire, c’est infiniment plus qu’une technique, c’est une manière d’être.
À ce jour, Yves Chaudouët a produit environ cinq cents images de ce type. Mais, outre le fait qu’il renonce souvent à les imprimer, ce n’est pas parce qu’elles ont franchi cette étape qu’elles ont définitivement la vie sauve. À l’exception de celles qui appartiennent à des collectionneurs, il les conserve en trois groupes, répartis dans trois boîtes différentes et hiérarchisées. Au fil du temps, certaines passent d’une boîte à l’autre et généralement en rétrogradant. Il arrive fréquemment aussi que celles de la boîte « d’en bas » finissent à la corbeille. Comme Silvia Bächli le fait avec ses dessins, eux aussi réalisés sans possibilité de retouche, c’est là une manière radicale d’user de la gomme.
➞ Ces empreintes de peinture – on pourrait également les appeler ainsi- témoignent de la figuration d’un monde aux signes et aux repères parfaitement identifiables : personnages, objets, paysages, tout semble se référer là à un univers qui, s’il ne nous est pas toujours directement familier, nous rappelle le nôtre à bien des égards. Et cependant, jamais Yves Chaudouët ne peint sur le motif ; jamais ce qu’il convient pourtant de nommer une représentation ne provient directement d’un référent direct. Il s’agit le plus souvent d’images mentales, de réminiscences proches ou lointaines, de photographies intérieures qu’une mémoire exceptionnelle révèle à chaque instant. Mais ce qui constitue plus précisément encore la singularité des monotypes d’Yves Chaudouët, c’est une tension particulière entre les processus de mémoire et la plus brûlante actualité. Actualité du monde environnant d’une part (les sujets de la vie moderne pourrait-on dire), mais aussi l’actualité performative de leur réalisation (l’affirmation du ici et maintenant de l’acte). Si, comme on le verra, l’esprit du cinéma s’applique assez justement à ce travail, il est un autre domaine qu’on ne peut pas ne pas évoquer ici, c’est celui de la littérature. Non pas seulement parce que certaines images sont directement inspirées de lectures (Samuel Beckett, James Joyce, Herman Melville, Arthur Machen ou encore Stéphane Mallarmé, parmi d’autres) mais surtout parce que le processus d’apparition des sujets se rapproche étrangement de celui à l’oeuvre chez les écrivains. Yves Chaudouët répète sans cesse qu’il ne peut peindre une image sur sa plaque de zinc que s’il « y est » vraiment, totalement. Quand il peint cet avion (noir) qui passe dans l’immensité blanche du ciel, il est véritablement cet oeil qui, d’en bas, le regarde passer en se servant de sa main comme de visière pare-soleil. Quand la silhouette d’un possible Van Gogh avance, penchée, comme en tirant son ombre, dans ce champ de blé dont la grise blondeur fait pendant au noir sans appel du ciel, il est, sinon Van Gogh, au moins celui qui y pense suffisamment fort pour le faire apparaître. Et ces petites silhouettes de sorcières qui font cercle autour du feu, elles sortent tout droit, non de La Pyramide de feu, le roman « gaëlique » de Arthur Machen, mais de la lecture qu’en fit Chaudouët. En d’autres termes, il ne s’agit pas ici d’illustrer le livre mais de relater une expérience de lecture. De la même manière, ce profil de Zodiac qui traverse l’image ne représente pas le jeune Chaudouët s’en allant acheter le pain du matin pour la famille qui louait alors une maison sur une petite île de la Méditerranée, au large de Toulon, mais l’essence même de son souvenir, c’est-à-dire une scène véritablement rejouée. Et quand une vision tend à l’abstraction, fût-elle la plus séduisante, il interrompt la bascule par une intervention supplémentaire. Ainsi, sur cette ligne d’horizon qui se dissout dans une magnifique brume de gris, il rajoute le vieux tronc d’arbre mort où perche un sinistre oiseau de proie, comme on en voit parfois, en signal de désert, dans les planches de Lucky Lucke. Ce fonds d’images qu’il tient en lui et qu’il réincarne ainsi sur sa plaque n’est sans doute pas si éloigné des grandes entreprises mnémoniques dont la littérature est familière.
Et Yves Chaudouët vit ses transcriptions plastiques comme Proust vit, une seconde fois, l’enfance à Combray, mais aussi comme Melville qui, par l’intersession d’Achab, vit l’approche de la baleine blanche. C’est la justesse, l’intensité charnelle de cette expérience qui fait la qualité de la page comme celle de la peinture, ce que Peter Handke nommait « l’heure de la sensation vraie ». Et si les torpilles et les missiles reviennent si souvent, c’est sans doute parce que cela correspond à une (triste) réalité du monde et de sa constante actualité, mais surtout parce qu’il y a cette sensation précise de la menace, un souffle d’air, une violente éclaboussure. La sensation de soi produit également des images, des images de soi qui, malgré leur précision, échappent à l’enlisement dans l’anecdote autobiographique. C’est le résultat visuel seul qui compte et non le prétexte déclencheur. Ici, par exemple, voit un profil humain transparent qui fait apparaître le dessin de la colonne vertébrale. C’est qu’un jour, après le cours de Taïchi, l’artiste eut la claire sensation physique de cet indispensable pivot et cela se traduisit par une image fortement structurée. Et ces fréquents bonnets d’âne qui coiffent de vagues autoportraits, aussi drôles qu’impitoyablement lucides…
Mais ce fonds d’images, on l’a suggéré, relève également d’une sorte de lanterne magique qui projetterait régulièrement au-dehors ces visions certes intériorisées mais tellement vivantes. Et Peter Kubelka a bien raison de rappeler que, fondamentalement, le cinéma n’est pas cet art du mouvement qu’on croit, mais bien la projection scandée d’une infinité d’images fixes. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le titre du présent ouvrage, Film. Ce qu’il y a aussi de très cinématographique dans les images d’Yves Chaudouët, outre le motif récurrent des écrans, c’est le jeu de l’ombre et de la lumière, du noir et du blanc. Pas une d’entre elles qui, de façon manifeste ou plus discrètement, n’évoque le halo de lumière presque horizontal qui, dans les salles obscures, va du projecteur à l’écran. Et ce transport d’image, c’est aussi ce que, d’une certaine manière, joue l’artiste de sa plaque de zinc vers la feuille imprimée. Cela me rappelle également cette édition de photographies qu’il réalisa en 1994 et qui, de manière programmatique, s’intitulait Je ne fais que passer. Le titre figurait, comme écrit à la main, sur la première de couverture et, inversé dans son report, sur la quatrième : l’expérience de l’empreinte ne s’accomplit ainsi que de la source au support, la source elle-même alimentée du feu de la mémoire, de la pensée parfois.
➞ Si, chez Yves Chaudouët, la pratique du monotype n’a guère connu d’interruption depuis vingt-cinq ans environ, elle n’a pas non plus enregistré d’évolution notoire, hormis peut-être un soin plus particulier apporté à l’impression. On se trouve ainsi en présence d’une constante dans l’oeuvre, une sorte de basse continue qui, comme nous l’avancions plus haut, sert de liant à l’ensemble d’une production par ailleurs fort protéiforme. Outre l’exercice du monotype, Yves Chaudouët est musicien (percussions classiques), peintre, photographe, performeur, vidéaste, etc. Dans les années quatre-vingt, on le signale dans le Sud-Ouest comme restaurateur de fresques romanes puis, un peu partout dans le monde, comme voyageur impénitent. Au peintre, on doit de grands tableaux de paysages à l’esthétique minimale tant dans l’usage des couleurs (une pour le fond, une pour le motif, c’est tout) que de ce qui se donne à voir (quelques signes, à la limite de l’abstraction). Ses photographies montrent avec une grande précision d’infimes détails de la nature (un peu de lichen, un champignon, telle pousse de pivoine), d’autres détails encore qui concernent par exemple des erreurs de bricolage repérées sur un meuble « hand made ». Transports, une vidéo réalisée en 1995, montre des véhicules (un vélo, une voiture, un car, un camion…) traversant, de nuit, le pont de Tolbiac. La bande son y est conçue de telle manière que les bruits ne correspondent pas aux types de véhicules. Ce phénomène de transport, dans tous les sens du terme, c’est peut-être le fondement même du travail. On en trouve une application supplémentaire dans les Sonoguidées qu’il conçoit en collaboration avec Anne De Sterk. Divers enregistrements (textes écrits pour l’occasion, bribes d’émissions de radio, etc.) sont distribués sur plusieurs pistes sonores qui aboutissent à des casques d’écoute. On demande à des volontaires de l’assistance de s’appliquer ces casques et de répéter ce qu’ils y entendent. Le résultat est inattendu et, paradoxalement, musical (réminiscence de John Cage ?). Dans l’apparente hétérogénéité de ces activités tous azimuts, les monotypes se posent donc dans la durée et sans doute aussi comme garants d’un certain esprit. Et le fait que l’artiste ne parvienne pas à trouver une forme définitive à leur monstration prouve à quel point cette pratique est chez lui de nature quasi-organique, matricielle. On peut en effet les regarder dans leur forme première, la petite feuille dans la main ; on peut également les présenter dans un livre comme on le voit ici ; ou bien encore sous l’apparence de reports agrandis sur bâche et, pourquoi pas, sous forme de projection. Quel que soit le parti adopté, c’est l’indécidabilité même qui reste la marque de leur nature volatile et terriblement vivante.
➞ À propos de ses photographies de détails de la nature, Chaudouët évoque souvent « le bord du chemin ». C’est déjà ce à quoi Stendhal faisait référence quand, cherchant à définir l’activité romanesque, il citait Saint-Réal : « Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin ». Cette attention portée aux infimes présences, aux limites du visible, et qui est au coeur de la pratique des monotypes, s’inscrit dans une perspective plus générale, qu’on pourrait résumer sous le terme, certes problématique et imparfait, mais incontournable, de paysage. Si l’on définit le paysage comme l’instance environnante qui donne sa mesure et sa situation au corps, l’ensemble des points qui permettent le regard, alors l’oeuvre d’Yves Chaudouët est résolument d’essence paysagère. Ainsi compris, le paysage est bien plus qu’un genre, un mode de représentation ou une entité de géographie physique, c’est un rapport, autant dire une attitude. Et c’est une position tendue, faite de jouissance et d’inquiétude, celle du guetteur dont se revendique André Breton, mais un guetteur fragile, à deux doigts toujours de manquer son sujet, qui caractérise le rapport au paysage dont il est question ici. Quand l’artiste, dans la référence constante à Poussin, parle d’immersion (« y être »), et non seulement pour ce qui concerne le visible immédiat, mais aussi les constructions décalées, celles de la mémoire vécue ou celles d’un imaginaire toujours revisité, il affirme le continuum de son expérience du monde et qu’importe alors le moyen d’en rendre compte. Il n’est pas, en effet, jusqu’à l’activité jardinière concrète qui ne puisse tenir lieu d’approche. Un motif revient souvent dans les monotypes, c’est la figure du poisson abyssal, ces incroyables créatures qui vivent au fin fond des mers, hors de portée des hommes, sans lumière, dans une température glaciale et sous une pression phénoménale. Dans ces conditions qui sont l’une des extrêmes de la sphère du vivant, ils développent d’étonnants moyens de survie. C’est l’idée de cela, l’expérience intime de cette idée, qui hante Chaudouët. Le poisson abyssal représente bien ici la figure de l’inatteignable, cette conception ternaire de la réalité comprise entre ce qui est, ce que l’on voit, et ce qui est qu’on ne voit pas mais qui résume et l’impossibilité scopique et l’ illusion d’un regard trop confiant. C’est pour cette raison que le blanc haptique qui sépare l’acte de peindre de l’acte d’imprimer est bien le lieu du suspens, ce qu’on pourrait appeler une conscience flottante. Car ce que nous voyons, nous les regardeurs, dans les monotypes d’Yves Chaudouët, ce ne sont pas les signes aplatis d’un visible conventionnel, mais bien la nature même, concrète et matérialisée, du regard, forcément insatisfait, de l’artiste.
Jean-Marc Huitorel, Postface Film, 2003.