« C’est fou, quand on photographie quelqu’un qu’on n’a jamais vu, comme on se met à l’aimer. »
La disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), Denis Roche
Ce qui entoure le travail artistique de Laure Subreville est plus qu’une histoire de rencontres et de désir de transmission, c’est celle de relations et de confiance. Elle tisse des liens avec les personnes qu’elle filme mais aussi avec lesquelles elle travaille. C’est de cette manière que je l’ai rencontrée et que je l’ai ensuite accompagnée sur plusieurs tournages, que je l’ai vue regarder et écouter.
Dans tous ses films, des groupes se forment, l’équipe de tournage mais surtout les communautés qui se créent à l’image. Il y a des hommes qui travaillent à l’atelier d’affûtage (Jean-Baptiste, 2019), d’autres qui transforment un concert de synthétiseur en cérémonie contemporaine (Plein-air, 2019), certains chantent, s’isolent et attendent (Fortuna, 2020), des adolescents errent dans une forêt (Artémis, 2022), et des échanges entre différentes générations amérindiennes se déploient à Camopi (Guyane) pour composer et fusionner la musique des anciens avec un mélange de Rap, de Kompa haïtien ou encore de Reggae (Camopi, 2022). Les groupes continuent de se former hors-champ, lors des pauses et des repas. Laure prend soin de ces moments plus informels qui réunissent autant les acteurs, les techniciens, la régie que les personnes qui accompagnent le projet.
Nous nous sommes rencontrées en 2019, Laure cherchait quelqu’un pour l’assister et l’aider à filmer la deuxième partie de son projet Jean-Baptiste. Elle utilise deux caméras pour capter plusieurs angles d’une même scène et surtout différentes proximités. Son regard oscille entre des plans très rapprochés, de détails, de mains, de matières ou de machines, avant de s’éloigner pour voir, avec de la distance, le paysage dans lequel évoluent ceux dont elle saisit les gestes et les présences. C’est au Pays basque sud que nous avons commencé à travailler ensemble, pour filmer Jean-Baptiste, entre la mer et le flysch. Les indications de Laure étaient précises tout en me laissant une grande liberté de regard. Ce triptyque vidéo est un double portrait d’un homme à l’usine au milieu d’outils coupants, tranchants, mécaniques puis au sein de paysages océaniques. La mer, aussi coupante que les outils, érode et cisaille les falaises. Je vois ses mains abîmées par les machines, le métal et l’acier, elles s’appuient sur la roche quand il enjambe l’eau. Au montage des mouvements retenus, les images montrent à la fois les traces que le travail laisse sur sa peau et l’habilité de ses membres à se mouvoir dans la précision. Dans ce tryptique, l’œil cadre et coupe, le geste de l’artiste répond aux hommes qui orchestrent les machines et à la mer qui continue de sculpter les côtes.
Dans les films de Laure, les milieux qui entourent les personnes filmées sont toujours humides. Un plan d’eau se trouvait au cœur de la carrière où a été joué et filmé Plein air. Nous étions allés faire des repérages quelques semaines avant le tournage. Pour ce projet, une semaine de résidence d’expérimentation sonore avec les musiciens était organisée à l’Espace 29 à Bordeaux avant de jouer au cœur de la carrière sous la canicule de juillet. Le paysage est toujours un personnage à part entière dans son travail, et ici il a complètement conditionné le temps de tournage qui était celui du concert. Sous la réverbération du soleil, ce sont peut-être les traces mécaniques des prélèvements de pierre sur les parois qui entourent les hommes et la résonance de leurs synthétiseurs tenus à bout de bras dans l’espace, qui rendent compte de l’aspect performatif et cérémonial de cette œuvre. J’ai réalisé à ce moment-là que le travail de Laure, découvert tournage après tournage, est empreint de rencontres, d’immersion, d’échanges, d’humains et de nature mais aussi de musique. La partition devient narration dans ses films, elle rythme l’histoire, elle créé la polyphonie des images.
Son travail glisse vers la musique et tisse de nouveaux liens, créé de nouveaux groupes. Pour tourner la première partie du film Fortuna, nous sommes allés sur une île artificielle, celle de Vassivière. Le paysage insulaire participe au voyage initiatique des personnages de Fortuna, entre la terre et l’eau, entre la boue et le lac, ils sont bercés par les événements météorologiques et ils attendent, dans leurs imperméables noirs. Ils s’allongent dans des barques pendant que le courant les porte, Laure et Maverick {note}1 nous expliquent ce qu’on va filmer et les sons que Guillaume {note}2 va enregistrer, le récit est circulaire et de la même manière, on répète les gestes, ils répètent les scènes, seuls ou en groupe, au milieu, on est emportés par la narration. Laure écrit ses films comme des partitions, elle déploie des temporalités, les gestes des hommes comme des notes, et des temps de pause (moments d’attente et moments d’action). La seconde partie a été tournée dans un ancien moulin en Charente, les projets de Laure sont des moments collectifs « proche de l’expérience initiatique, évocateurs de mythes, de rites païens ou de récits anthropologiques » {note}3 dans ses images mais aussi dans la réalité du tournage. Nous filmons les visages cagoulés des chanteurs, leurs voix résonnent dans le bâtiment en ruine, ils se regardent, nous les écoutons, les voix s’échappent des ouvertures, nous montons sur le toit, elles se perdent dans la forêt. Les compositeurs contemporains distinguent le temps lisse et sans cadence qui ferait office de nappe de fond et le temps granulaire, en cadence, un temps marqué, qui est compté. Laure ne passe pas son temps à compter et elle regarde tout au premier plan.
Dans ses films, Laure créé des îlots, elle dit qu’« il n’y a pas besoin de filmer une île réelle au milieu du Pacifique pour penser l’idée d’une enclave ». Pour les jeunes du film Artémis, c’était un îlot en dehors de leur quotidien, à l’atelier de Christophe Doucet, au milieu des Landes, dans une zone forestière éloignée des routes. Nos regards suivent la chronologie de la sculpture, nous allons chercher des tronçons de pins à l’extérieur de l’atelier, puis nous nous concentrons sur les mains des jeunes qui dégrossissent puis sculptent le bois pour créer des masques aux figures d’animaux.
Nous filmons avec Antony, un jeune qui a voulu apprendre à utiliser une caméra. Laure lui montre la meilleure technique de travelling qu’elle utilise, elle s’allonge dans le coffre de sa voiture sur des plaids, elle cale bien la crosse épaule pour que la caméra soit à la hauteur de son visage. Il est allongé à côté d’elle, la voiture démarre doucement, l’enregistrement commence. La forêt, telle qu’elle est filmée dans Artémis renvoie directement aux mythes et aux contes, elle projette les personnages hors du temps, les jeunes incarnent l’animal qu’ils ont sculpté, dans ces relations inter-espèces, la vidéo est peut-être un moyen d’aller au-delà de certaines frontières. Alors que frontière résonne avec séparation, en créant des contextes de tournages comme celui- là, Laure cherche à rassembler, à faire communauté. Elle dit d’ailleurs : « Ainsi, le masque à l’image dans Artémis, me permet de dépasser la question de l’identité, sujet primordial lors de l’adolescence. Ce qui est important, c’est l’unité et l’appartenance à un groupe uni par le même apparat. » Anthony sent qu’il fait partie du groupe technique et le sourire ne quitte plus son visage, il propose des cadrages, il garde la caméra à l’épaule.
Après de nombreux entretiens avec l’ethno-musicologue Jean-Michel Beaudet, Laure se rend en Guyane. Je n’ai pas pu y aller, mais je l’ai suivie, par la parole et par les images. Je sais qu’une narration à plusieurs voix s’est tissée en musique et en image, à Camopi, un village en face du Brésil, seulement accessible par le fleuve Oyapock en pirogue à moteur. Les grands-pères transmettent le répertoire des grands chants et des danses tule aux nouvelles générations Wayãpi et Teko pour qu’il continue à vivre et prospérer. Dans la forêt tropicale, humide et luxuriante, se mélangent à l’écoulement du fleuve les sons alternés ou superposés des clarinettes tule. Ce sont les instruments de musique au fondement de leur culture, constitués d’une anche en roseau fixée à l’intérieur d’un tuyau de bambou. Laure s’est rendu au village plusieurs fois, elle n’a pas de planning de tournage, elle prend le temps de tisser des relations pour que les musiciens acceptent la présence de la caméra, elle garde une distance respectueuse avec eux. Elle dit qu’elle « fragmente les corps pour éviter d’être trop loin physiquement et émotionnellement de la personne filmée, mais aussi pour bannir le cadrage voyeuriste du touriste, qui resterait à bonne distance du ‘sujet’ », elle réalise un documentaire, Camopi One.
Dans ses films, Laure questionne les frontières, géographiques qu’elle dépasse, mais surtout intimes qu’elle respecte sans jamais franchir. Et elle ne regarde jamais seule, son regard se superpose à ceux des personnes qu’elle filme ou avec qui elle travaille, elle se rapproche des mains qui lui sont tendues puis elle s’éloigne pour observer les mouvements de l’eau et du paysage.