À l’occasion de la projection du film « Jean-Baptiste » à la Fabrique Pola du 2 au 21 juillet 2019, nous nous sommes entretenus avec Laure Subreville, sa réalisatrice, pour évoquer sa résidence d’artiste au sein de l’entreprise "Durousseau Outils Coupants" et son film. Cette résidence qui s’est déroulée de novembre 2018 à mars 2019 s’inscrit dans le cadre du programme du Ministère de la Culture « Résidences d’artistes en entreprises » en collaboration avec Zébra3. Suivent un entretien avec Jean-Baptiste Durousseau, dirigeant de l’entreprise, un entretien croisé avec Christopher Baeza et Gauthier Huet qui travaillent tous deux à "Durousseau Outils Coupants" et un entretien avec Frédéric Latherrade, directeur de l’association bordelaise Zébra3 et porteuse du projet.
Bonjour Laure. Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis Laure Subreville, j’ai 25 ans et je suis diplômée des Beaux-Arts de Bordeaux depuis deux ans. Mon médium de prédilection est la vidéo et principalement la vidéo installée. L’année dernière, j’ai réalisé une résidence de création internationale nommée Le Pavillon avec Ange Leccia et Thierry Lahontâa. Je travaille et réside à Bordeaux.
Comment a débuté ce projet de film ?
C’est une proposition que m’a soumis Zébra3. Il s’agissait de monter un projet, penser et tourner un film avec une entreprise partenaire qui était déjà trouvée : Durousseau Outils Coupants située à Cenon. Elle est spécialisée dans la vente et l’affûtage d’outils coupants et correspondait assez bien à ce que j’essaie de créer d’habitude comme équipe, comme conditions et comme lieu de tournage. Dans mes vidéos, je filme l’effort lié au sport ou au travail et il n’y a aussi que des hommes. Chez Durousseau, il y a un groupe d’hommes qui travaillent avec des gestes très répétitifs et minutieux. C’est un lieu très marqué, avec des rituels, des codes, etc. C’est ce qui m’intéresse et ce qui m’a décidé quand on m’a présenté ce projet.
Comment avez-vous abordé cette résidence ?
Mon travail commence toujours par la lecture d’écrits d’anthropologie et d’ethnologie. C’est fondamental dans ma pratique. Ces lectures sur les groupes humains, la formation des communautés et leur fonctionnement, la création du langage aussi, sont à chaque fois à l’origine de mes vidéos. Pour Jean-Baptiste, je me suis beaucoup intéressée à l’histoire ouvrière pour avoir des clefs historiques. J’ai aussi écouté pas mal de podcasts, lu des entretiens et des écrits sur la méthodologie d’ethnologues ou de cinéastes - comme Raymond Depardon ou Ben Rivers - pour approcher un groupe assez éloigné du processus de création d’un film et qui peut se méfier de la caméra. Analyser comment un groupe en huit-clos arrive à s’autoproduire. Ce sont des méthodes que j’ai testées pour Jean-Baptiste. Certaines ont marché, d’autres pas. J’ai aussi beaucoup lu et regardé des reportages sur des personnes qui ont filmé la musique. Je trouve que les musiciens ont une relation quasiment autistique avec leurs instruments. C’est la même chose dans l’atelier. Les machines sont bruyantes et les salariés écoutent le son produit pour savoir si l’objet est affûté correctement. Un son inhabituel est synonyme d’une possible erreur. Pour la musique, à l’endroit de la création il y a une triangulation entre le geste, l’instrument et le son. C’est pareil pour l’affûtage. Je filmais le visage pour l’oeil, la main pour le geste et enfin l’outil.
Quelle a été votre approche avec les salariés de l’entreprise ?
Je suis allée manger pour la première fois avec eux en juin 2018, commencé à les voir régulièrement à partir d’octobre et débuté le tournage en janvier 2019. J’y allais une fois par semaine ou toutes les deux semaines pour manger avec eux. Je filmais seulement l’après-midi, après les repas. Il était important pour moi de créer un climat de confiance au préalable, d’évacuer toutes les questions de méfiance vis-à-vis de la caméra, d’expliquer les différences qu’il y a entre mon travail et celui de la télévision par exemple. Qu’il ne s’agissait pas de surveiller le travail réalisé. C’est pourquoi je prenais tout le temps avec moi ma caméra même si je ne m’en servais pas. J’ai également choisi de montrer mes images régulièrement pour qu’ils voient ce que je filmais. J’y suis allée petit à petit.
Jean-Baptiste Durousseau qui est le dirigeant de l’entreprise prépare actuellement la succession de Durousseau Outils Coupants qui va prochainement devenir une SCOP (Société coopérative et participative). En quoi ce contexte particulier vous a-t-il intéressé ?
Jean-Baptiste va encore être présent en accompagnement pendant deux ans. Il va continuer à travailler un peu avec l’équipe mais surtout intervenir en tant que consultant pour des questions de passation et de management. J’ai donc eu la chance d’assister à la naissance de quelque chose qui était pour eux au départ assez flou. Tout comme mon film d’ailleurs ! Il y avait quelque chose d’étonnant et d’émouvant.
Votre film s’appelle Jean-Baptiste. Pourquoi avoir choisi d’en faire le « personnage principal » de votre film ? Est-ce que le terme vous convient d’ailleurs ?
Oui c’est le personnage principal du film en effet. Jean-Baptiste est assez impressionnant avec sa blouse bleue ou grise. Il est très fin, très grand. Il est surtout très doux et très gentil. La première fois que nous nous sommes rencontrés, il m’a fait faire un tour de l’atelier, il parlait beaucoup, me donnait 20 000 informations à la seconde et notamment sur des choses très précises à propos d’outils auxquels je ne comprenais rien. Je l’ai filmé dans l’atelier très brièvement et toujours avec un système de reflet, à travers une vitre ou de dos. J’avais besoin d’une figure et Jean-Baptiste Durousseau est l’emblème de cet endroit par sa longévité et par son statut.
Avec Jean-Baptiste vous êtes partis sur la côte basque espagnole. Pouvez-vous me parler de ce voyage ? J’avais proposé depuis quelque temps à Jean-Baptiste de partir randonner ensemble. Sortir du cadre de l’atelier et marcher avec lui était pour moi une possibilité de mieux le connaître, de le filmer seul et de tourner en extérieur, ce qui me manquait. Un soir il a sorti une pochette verte remplie de prospectus du pays basque espagnol, il m’a montré plein de cartes et j’ai compris qu’il avait déjà prévu tout l’itinéraire dans sa tête ! On est allé à Zumaia et Fontarrabie le temps d’un week-end. J’y suis restée quelques jours de plus pour faire des prises de sons et des plans du paysage. C’est une région très familière pour lui, il y va pour ses vacances. C’était parfait parce que les paysages étaient exactement ceux que j’aurais aimé filmer. Il y avait une mise en abîme entre le microcosme de l’atelier d’affûtage et le macrocosme du paysage où nous avons filmé, très tranché et inondé d’eau comme pour les machines de l’atelier. On a fait aussi un peu de tourisme industriel, ce qui était très plaisant puisqu’on sent que Jean-Baptiste est dans son élément. On s’est donc retrouvés en Espagne parce qu’il devait livrer des lames à une entreprise du coin. On a fait un tour de l’entreprise et rencontré l’équipe de cet atelier qui a exactement la même activité qu’eux à Cenon. Il a un côté très humain, il passe, il dit bonjour, il fait visiter et regarde les nouvelles machines. C’est un réel plaisir de naviguer avec lui. Jean-Baptiste est assez secret. Avec ce voyage il s’est un peu livré, des choses sont arrivées au fur et à mesure.
Certaines images du film ont été filmées à la Playa de Sakoneta (proche de la commune de Zumaia dans le Guipuscoa). On y voit le flysch, ce paysage caractéristique de grandes lames de roche penchées et alignées. Que représente ce lieu pour vous ?
Quand Jean-Baptiste m’a parlé de Zumaia, j’ai tapé ça sur Google et je suis tombée sur des images de la série « Game of Thrones ». J’ai trouvé ça assez intriguant. Sur place, j’ai été complètement happée par le paysage. C’était compliqué parce qu’il fallait calculer les marées, marcher sur des lames de roche avec le matériel... J’avais la volonté d’aller toujours plus loin vers l’eau. J’aime bien l’idée que les conditions soient un peu dures, qu’il y ait un effort.
Jean-Baptiste est un triptyque vidéo, pourquoi ce choix ?
Je trouve intéressant de travailler avec des difficultés ou ses propres incapacités. Faire un montage mono bande, couper des plans, faire un montage bien construit avec des plans raccords comme au cinéma, ce n’est pas vraiment ce que je veux faire pour l’instant. Je suis venue naturellement au triptyque. J’avais besoin de voir le film en 3D, dans l’espace pour voir comment le film fonctionne, d’avoir une vision plurielle, fragmentée aussi. C’est une façon de détourner l’écran simple et en même temps de créer autre chose. Le triptyque me semblait aussi normal face à la triangulation de la machine, de la main et de l’oeil. Ou de l’homme, du paysage et de la machine. Pour ce film tout fonctionnait souvent par trois. Les hommes, les machines et Jean-Baptiste. Je trouvais également intéressant de présenter les trois projections d’une manière linéaire, côte à côte et de ne pas faire une installation où les écrans se font face ou se répondent.
Avez-vous rencontré des difficultés ? Lesquelles ? Avez-vous pu les surmonter ? Comment ?
J’ai mis beaucoup de temps à trouver vraiment ce que je voulais filmer dans l’atelier. Choisir d’axer mon film sur Jean-Baptiste n’a pas été une décision facile. J’ai dû prendre une direction. C’est un choix que j’assume complètement mais qui était possible parmi plein d’autres possibilités de montage. Lou Emma Talbot qui a été mon assistante pour la prise de son pendant le tournage m’a beaucoup aidé. On a beaucoup travaillé ensemble sur le script. Comme le travail d’affûtage est assez répétitif, les images se ressemblaient beaucoup. Il y avait beaucoup d’images contemplatives que j’aime et dont j’ai eu du mal à me séparer. Le choix de réaliser un triptyque a encore complexifié la chose. Il ne fallait pas monter un film mais trois ! Et qui se correspondent esthétiquement.
La bande sonore devient de plus en plus calme avec la progression du film mais il reste toujours en fond le rythme d’une machine jusqu’à l’image finale...
Oui, il y a comme une piste métronome en effet. J’ai travaillé le son avec Nathanaël Siefert, qui était mon assistant son sur ce projet en Espagne. Dans mon travail, le son est une chose très importante mais je ne veux pas avoir à le maîtriser pendant le tournage pour pouvoir me focaliser sur l’image et les acteurs. C’est pourquoi je m’entoure toujours de quelqu’un en qui je peux avoir confiance et qui a une réelle vision sur le son. Avec lui, nous sommes revenus un soir dans l’atelier pour enregistrer le son de toutes les machines en compagnie de Damien (le fils de Jean-Baptiste Durousseau) qui y travaille aussi et qui est musicien. De la rencontre entre Nathanaël et Damien est née une matière sonore particulièrement riche. Dans le film, il y a un basculement sonore avec l’apparition du paysage. Mais il y a aussi une boucle qui reste comme pour signifier que malgré le paysage, pour Jean-Baptiste il y a toujours l’atelier en fond.
Jean-Baptiste a été projeté dans l’entreprise en avril dernier. Comment s’est passé la projection ? Quels ont été les retours ?
C’était un moment très chaleureux. Il y avait l’équipe, des anciens de l’atelier, les familles, des amis, des artistes et des professionnels de la culture. Ce mélange était intéressant parce qu’il y avait une vraie synergie. Je pense que les salariés de l’entreprise ont été surpris de voir qu’ils n’apparaissaient pas dans le film et que j’avais choisi de me focaliser sur Jean-Baptiste. Ça me tenait beaucoup à coeur que chaque ouvrier ait un DVD avec un film parallèle parce qu’ils avaient aussi l’envie de se voir à l’image et parce que je les ai filmé pendant des mois. J’ai donc fait un montage pour qu’il y ait un panel de ce que j’avais filmé quand j’étais avec eux à l’atelier et pour qu’ils puissent se voir et voir leur travail.
Quelle place tient cette résidence dans votre parcours ?
Contrairement à mes précédents projets, pour Jean-Baptiste il y avait cette idée que tout est déjà là et qu’il faut s’en servir. D’habitude je recrute une équipe, des acteurs et je choisi le lieu de tournage. Là il y avait des données primordiales que je ne maîtrisais pas, ce qui a rendu le travail encore plus compliqué. Notamment pour m’approprier ce projet. Aujourd’hui je sens que c’est mon film mais pour arriver à ce résultat, beaucoup de questionnements ont été nécessaires sur ma pratique et beaucoup de travail. C’est la première fois que je crée une bande son parce que d’habitude j’agence mon film avec des prises de son que je capte en extérieur. C’était aussi la première fois que je filmais en intérieur. Mais je suis tout de même revenue au paysage avec Jean-Baptiste. Au début je pensais que toutes ces nouveautés faisaient que ce film venait en rupture avec mes précédents travaux. Je trouve à présent qu’il s’inscrit totalement dans une continuité par rapport à ma façon de filmer. Même dans les relations il y a une continuité. J’ai gardé contact avec l’ensemble de l’équipe tout comme je garde contact avec les acteurs avec lesquels j’ai tourné dans mes précédents films. Je ne veux pas qu’il s’agisse uniquement d’une relation de travail, y compris pendant le tournage. J’ai la volonté que tout le monde ait l’envie de monter un projet, d’en faire partie intégralement. C’était aussi ma première résidence d’artiste et elle vient juste après mon post-diplôme. C’est une vraie chance d’avoir eu cette opportunité.
Y a-t-il un souvenir particulier que vous gardez de cette résidence ?
Immédiatement, je pense aux repas dans l’entreprise. En Espagne aussi, pendant le tournage ce sont les repas. C’est là où se joue la convivialité. Ce sont vraiment de beaux moments.
Quels sont vos futurs projets ?
D’abord, il existe une version mono-bande du film Jean-Baptiste qui est en cours de finition et que j’aimerai beaucoup proposer au festival « Filmer le travail » à Poitiers ou à d’autres festivals axés sur le documentaire. Ensuite, cet été je vais tourner Plein Air, un film que je souhaite réaliser depuis deux ans déjà. Le projet est né d’une rencontre avec mon ami Jean-Michel Beaudet qui est ethnologue et qui s’intéresse depuis 1977 aux Wayapi, des Amazoniens qui vivent proche du fleuve Oyapock et qui réalisent des orchestres « tule », du nom de l’instrument (une clarinette à une seule anche et sans trou de jeu). Le film sera diffusé dans le « Collectionneur » de Zébra3 (un camping-car aménagé comme espace d’exposition mobile) le 13 septembre à Bordeaux pour l’inauguration de la Fabrique Pola, les 14 et 15 septembre au Confort Moderne à Poitiers (dans le cadre du festival « Less Playboy Is More Cowboy ») et le 19 septembre à LAC & S - Lavitrine à Limoges.