Un sculpteur du 21e siècle

Jean-Marc Huitorel, 2012

Dans ce que nous voyons, il y a ce qui se tient devant nous et qui nous regarde, mais aussi ce qui, nourri de notre mémoire visuelle et culturelle, affective autant qu’obsessionnelle, induit et informe notre regard. une grande part de l’expérience de l’art, du point de vue de sa contemplation et de sa compréhension, tient dans ce combat qui ne dit pas son nom, dans cet affrontement sourd dont les protagonistes ne se révèlent jamais clairement. Mais c’est également dans la complexité plus ou moins grande de cette concurrence que gît la qualité d’une œuvre.

Quand bien même on serait parfois tenté de les ranger au registre des installations, les pièces de Pierre Labat, c’est lui-même qui le dit, sont à considérer comme des sculptures. Formulé autrement, ce sont toujours des pièces rapportées, y compris dans les cas, et ils sont nombreux, où elles paraissent si bien articulées au lieu qui les contient, jusqu’à se confondre avec lui ; y compris, et cela arrive fréquemment, quand elles sont conçues et réalisées sur place, le lieu d’exposition faisant alors office d’atelier. S’il fallait ici, une fois encore, entrer dans la querelle sur la théâtralité de la sculpture minimaliste, on sent bien que Pierre Labat, cinquante ans après, ne souhaite pas essuyer le reproche que formula Michael Fried, pour la bonne raison que la scénographie, consciente ou inconsciente, n’est pas son propos. Si l’on veut comprendre un peu de ce qui se passe dans son travail, c’est plutôt vers les questions de forme, de matériau, d’appui et d’autonomie, de perspective, d’architecture, mais aussi d’expérience du regardeur, de perception, qu’il faut se tourner.

C’est alors que les interrogations pleuvent. Qu’est-ce qu’une sculpture abstraite ? Qu’est-ce que l’expérience d’une sculpture (son expérience à elle, l’expérience de celui qui la conçoit, l’expérience de celui qui la pratique) ? De quelle teneur est le dialogue entre la sculpture et le lieu où elle se trouve et où elle agit ? Qu’est-ce que le temps s’agissant de la sculpture ? Que signifie réaliser des sculptures en 2012 pour un artiste de moins de 40 ans, à une époque où certes ce médium occupe à nouveau le devant d’une certaine scène, française en particulier, (mais quelle sculpture : formaliste ? habile ? liée au récit ?) ; à une époque où, cependant, c’est la performance qui retient le plus l’attention ? Sachant cela, conscient des questions à défaut d’être porteur de réponses, de quelle manière introduire le corps dans le champ de la sculpture, et plus encore quand cette sculpture se souvient des specific objects ? Qu’est-ce qu’une sculpture abstraite qui s’adresse au corps ? Est-ce une sculpture plutôt liée à la danse ou à l’espace ? Serait-ce une sculpture qui se sert des formes élémentaires et de l’espace pour solliciter le corps, pour suggérer une représentation de ce rapport-là ?

Au bout du compte, on en revient toujours au même défi, qui est aussi une sorte de dilemme : comment produire des pièces qui se souviennent et qui ne se souviennent pas de l’histoire de l’art ? Qui soient spontanées et qui soient conscientes de leurs effets, de leurs attendus et de leur présupposés ? Comment produire une œuvre de qualité sans vouloir « bien faire », sans vouloir « mal faire » ?

Ce qui semble à l’œuvre chez Pierre Labat, comme, à divers titres, chez certains artistes de sa génération (Guillaume Leblon, Katinka Bock, Mélik Ohanian, Minoru Morikawa parmi d’autres), comme chez certains de ses aînés (Jean-Luc Moulène par exemple, ou Pedro Cabrita Reis), c’est une extrême attention au monde dans toutes ses instances : l’actualité, la science, l’art... On aura noté que les artistes sus mentionnés, pour la plupart, produisent des sculptures, mais pas seulement : Jean-Luc Moulène est connu comme photographe et Guillaume Leblon réalise des vidéos. Par ailleurs, pas un d’entre eux, pas même Pedro Cabrita Reis, ne s’est laissé piéger par le formalisme et la seule virtuosité, a fortiori par le dogme du médium. Si Pierre Labat, à ce point de son travail, conçoit exclusivement des objets tridimentionnels où forme, matière et couleur sont envisagées en tant que telles, il les inscrit dans un espace et dans un temps qui sont ceux du monde et de ses événements, dans un contexte où l’héritage formaliste se voit constamment soumis à l’épreuve du corps, comme si la performance tenait lieu ici d’inconscient de la sculpture. On est loin, en effet, à l’aube de cette deuxième décennie du 21e siècle, non seulement du modernisme (et de son idéologie du white cube), mais aussi du postmodernisme (et de son éclectisme tantôt naïf, tantôt cynique). Non que tout ça soit balayé, ignoré, mais il incombe à l’époque de s’atteler à la tâche qui est la sienne : réintroduire dans la rigueur des formes élémentaires cette dimension anthropologique, consubstantielle à l’art, et que la sculpture en particulier eut provisoirement tendance à laisser de côté. Pour Pierre Labat, une « forme intéressante » est une forme qu’on « retrouve dans les domaines physiques, naturels, mathématiques, organiques, sociaux ». C’est le fruit d’une expérience maintes fois réitérée, vécue et perçue dans des contextes très différents, au fil de la vie et de ses micro événements (un bâton d’esquimau (la glace) que l’on tord, un ticket de métro que l’on plie...) autant que de l’histoire.

Dum-dum (2008) est à la fois un mur et une œuvre. un mur en tant que surface verticale marquant la limite de la pièce ; blanc de surcroît, comme sont blancs les autres murs de la pièce. L’œuvre (peinte de la même couleur que le mur, comme dirait Claude Rutault) semble résulter d’une poussée de la paroi aboutissant, dans une énergie idéale autant que virtuelle, à une double incise formant motif cruciforme et dont le point d’intersection se trouve en surplomb du regardeur qui, de ce fait, doit lever les yeux, se soumettant ainsi à une logique architecturale plus que strictement sculpturale. Cette poussée du mur, c’est, une fois enregistré les retournements opérés par Malevitch puis par Fontana, l’exact contraire de la sensation perspective. L’incise et la croix. une forme archétypale fondée sur un geste aussi sec que violent : une opération. On ne pourra plus désormais, s’agissant d’appréhender une œuvre de Pierre Labat, séparer le souci de la forme d’une prise en compte très engagée du corps humain et de son expérience. C’est dans ce sens qu’il convient d’aborder les deux pièces conçues dans le cadre de l’exposition « Armer les toboggans », en voisinage actif avec des œuvres de Robert Breer et de Camila Oliveira Fairclough.

L’Index des patiences se présente sous la forme d’un mur en parpaings de béton cellulaire, percé d’un trou à hauteur d’yeux. Cet orifice semble obtenu du patient grattage/frottage manuel de la surface et, n’était son aspect bien fini, il ferait penser à ces surfaces usées par les mains qui les ont touchées : les pieds de Saint Pierre à Rome ou les modestes statues et fontaines des chapelles bretonnes contre lesquelles, par exemple, les femmes venaient frotter leur ventre afin de s’assurer la fécondité. Sur le plan de la sensation visuelle, il peut certes évoquer certaines pièces d’Anish Kapoor (Sister Piece of When I am Pregnant, 2005, du musée de Nantes par exemple), mais c’est à la porte percée du Duchamp de Étant donné... qu’on songe le plus naturellement. Point cependant ici de belle ouverte et offerte mais, de manière apparemment plus déceptive, d’un côté le mur d’en face, de l’autre, l’entrée de l’exposition et la perspective du hall d’accueil. Pour l’artiste, cela évoque aussi bien une sculpture d’un certain Matvey Manizer (représentant un garde frontière accompagné de son chien) dans le métro de Moscou, que les gens caressent tous les jours, que le trackpad de son ordinateur, marqué par le frottage récurrent du doigt. Incongrument placé au milieu de la salle et incluant l’une des colonnes métalliques du lieu, le mur s’affirme davantage comme un signe d’architecture que comme une architecture en soi ; il s’agit en fait, comme toujours chez l’artiste, d’une sculpture et, plus encore, d’un lieu d’expérience. Tout ici, en effet, signale la présence et l’action du corps : le soin apporté à l’agencement des parpaings, le creusement de l’orifice scopique. Mais tout, aussi, invite à l’usage : y passer la main, caresser la surface lisse quoique toujours un peu rugueuse (le grain de la peau, et, pour revenir à Duchamp : « Prière de toucher »), regarder, y établir son horizon. Le mur ici, ce n’est pas tant ce contre quoi on butte que ce dont on peut faire le tour, à travers lequel on peut sinon passer (l’effet passe- muraille) au moins voir : une vision du monde somme toute optimiste...

Pierre Labat, contre une certaine tradition moderne et formaliste, intitule ses pièces ; ce n’est pas anodin. Il dit : « Pour moi un titre, c’est un deuxième travail, presque une deuxième histoire ». Si l’index en réfère au doigt qui, patiemment, creuse le trou, c’est aussi le doigt qui montre : l’index c’est le doigt du regard dans son rapport au réel. C’est aussi la liste des termes utilisés et la mention de leur emplacement dans le texte, une histoire de recherche. La patience (et le pluriel en est joli tant elles sont diverses) introduit ici le facteur temps, la patience qu’il a fallu pour que l’œuvre advienne et vive ; le jeu de carte également. La vertu et le jeu : la vertu du jeu, la marque du hasard (par là rôde le fantôme de Roger Caillois, qui fut, il y a peu, le sujet d’une proposition curatoriale de Karen Tanguy à laquelle participa Pierre Labat).

Comme dans Dum-dum, le mur c’est l’œuvre. C’est ici le moment d’évoquer Fra Angelico. Pierre Labat dit souvent que, plus que de la sculpture, son travail (de sculpteur) provient de la peinture. Soit donc : le mur c’est l’œuvre. Au couvent San Marco, Fra Angelico a peint deux Annonciations : l’une dans le couloir nord, en haut de l’escalier qui mène aux cellules, la seconde, dans l’une des cellules, précisément la troisième. Le sujet est ici réduit au minimum : Gabriel, Marie et, à gauche, dans la seule portion d’extérieur, un frère dominicain. De l’architecture du lieu, n’apparaissent que deux colonnes ainsi qu’une vigoureuse voûte en arête. Le mur, c’est le mur, articulé au sol (qui n’est pas le sol) ; et le mur, c’est l’œuvre. Car c’est dans le blanc du mur, articulé au blanc du sol, dans cet espace d’une incroyable densité (on aime imaginer Robert Ryman s’en souvenant), entre l’Archange et la Vierge, que l’Angelico a placé l’Annonce divine, l’incroyable nouvelle qui se confond avec le blanc du mur. Rien d’imposé au regardeur hormis la totale liberté du livre blanc. C’est à cet art du mur que, probablement, Pierre Labat se réfère, non seulement dans L’Index des patiences, mais aussi dans de nombreuses autres pièces.

La seconde œuvre présentée au Quartier, Mr Anderson, est une pièce au double sens de piece et de room. Elle occupait la troisième salle du centre d’art quimpérois et consiste en une disposition de fers à béton, coincés entre sol et plafond, pliant d’un côté ou de l’autre selon la longueur de la tige, verticale quand la dimension de celle-ci correspond à la hauteur sous plafond. Ainsi dirait-on que les fins segments métalliques soutiennent le faux plafond qui n’occupe pas la totalité de la surface supérieure de la salle. Disposés vers les bords et touchant le sol à l’aplomb de ces points hauts, les fers à béton matérialisent (de façon bien immatérielle) un espace central très pénétrable et dont le volume semble obtenu de poussées tantôt centrifuges, tantôt centripètes, comme des voiles gonflées par le vent, un vent qui soufflerait de plusieurs côtés à la fois. Le visiteur peut bien entendu se déplacer à sa guise entre les tiges, entrant et sortant de l’espace ainsi ménagé. L’ensemble montre à la fois une extrême légèreté et une tension palpable.

Si, comme le souligne l’artiste, L’Index des patiences interrogeait le mur du point de vue de la peinture, Mr Anderson le fait à partir du dessin. Le choix du matériau, comme toujours chez Labat, produit du sens. Ici, le fer à béton signale l’alpha et l’oméga de l’architecture moderne et contemporaine : il n’est visible qu’au moment de la construction et ne réapparaît qu’à l’annonce de sa ruine. Ainsi Mr Anderson, dans cette salle d’exposition temporaire, se présente à la fois dans son principe d’élaboration et dans le signe de sa fin prochaine, au terme de l’exposition.

Nonobstant son allure minimale, elle n’est qu’un lointain écho du minimalisme tant son principe d’existence sous-tend de problématiques et de significations différentes. Ce dont il s’agit ici, c’est de construction humaine et de confrontation à la corporalité. La poussée qu’on y perçoit n’est pas seulement celle d’un pur principe architectonique, c’est aussi celle du corps qui ploie et qui force le passage, celle du souffle et de la respiration ; et le visiteur qui déambule en son sein perçoit clairement cette situation à cheval entre l’appréhension de la forme et l’énergie quasi animale dont elle est habitée. C’est ce que confirme le titre, Mr Anderson, du nom du héros du premier Matrix qui, dans les suivants, s’appellera Néo. À la fin du film, Mr Anderson « absorbe » (en s’insinuant paradoxalement en lui) l’ennemi qui l’agressait et mime une sorte de gonflement à la suite duquel on dirait que les murs deviennent élastiques, comme s’ils répondaient à l’enivrante force de son souffle. Cette tension entre la forme et l’énergie du corps autorise par ailleurs l’analogie avec le mouvement chorégraphique, le corps se pliant aux injonctions plastiques du mouvement, entre chute et maintien. C’est un lien que l’on retrouve dans des pièces comme LFAV (2009), Plataforma Revolver (2011) ou Right Here Right Now (2009) qui rappelle Muybridge.

Dans sa préface à White Cube de Brian O’Doherty (il fallait bien y venir ! Le fallait-il ?), Patricia Falguières rapporte ces mots désormais célèbres de Roland Barthes extraits de La Mort de l’auteur : « ...un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le message de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations issues des mille foyers de la culture, (...) qui entrent les uns avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation : mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité du texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination (...). La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur. »

Plutôt que de gloser, une fois encore, sur la question du white cube et de la survivance de son orthodoxie, il semble plus productif de se demander ici comment un jeune artiste du début du 21e siècle se positionne, non par rapport aux standards du modernisme, mais plutôt vis-à-vis de l’urgence qu’il ressent à produire de l’œuvre dans un contexte plus large. À observer les pièces réalisées à ce jour par Pierre Labat, on remarque qu’il ne s’embarrasse pas de présupposés théoriques ou de citations, mais qu’au contraire il se confronte, toute théorie sédimentée, à des problèmes concrets dont il réactive l’évidence et que nous signalions au début de ce texte. Par exemple : comment faire coexister une forme rigoureuse, qu’on définissait jadis comme abstraite, et une présence vivante ? Comment produire des sculptures qui n’ignorent pas le sous-entendu performatif de toute occurrence actuelle de l’art ? C’est, pensons-nous, par la prise en compte du regardeur/spectateur/visiteur, par la liberté sans limites qu’il lui reconnaît, que l’artiste parvient à instaurer ce lieu de dialogue et de tension qui, loin de signer la mort de l’auteur (plus que de mort de l’auteur, c’est d’œuvre ouverte, pour reprendre l’expression d’Umberto Eco, qu’il s’agit ici), en fait au contraire l’un des éléments actifs du rapport intime et vital qu’il tisse avec la communauté.

 

Texte extrait de l’édition monographique Grayscale, 2012

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