Dans l’art oratoire, nous évitons les éclats de voix, nous cultivons l’ellipse, et surtout nous attachons une importance extrême aux pauses.
Junichiro Tanizaki
L’exposition Mute de Pierre Labat à la galerie Interface de Dijon peut surprendre à la fois les habitués du travail de l’artiste, tout comme les visiteurs réguliers de la structure. La proposition tranche avec les précédentes propositions de Pierre Labat, et fournit par la même occasion une expérience inédite du lieu. Lorsque le visiteur pénètre dans l’appartement-galerie, il est surpris de trouver des objets flottants dans l’espace : une tasse, une branche d’arbre et un journal sont posés en équilibre précaire sur une tige de métal elle-même subtilement retenue par un fil suspendu au plafond. Le jeu des perspectives emmène le spectateur dans la seconde pièce où l’attendent deux autres tiges, cette fois vide, et deux autres, l’une portant une empreinte de main, l’autre une serviette. Au fond du couloir menant au sous-sol, une dernière pièce : une pierre posée sur un disque de métal, lui aussi suspendu. Sept petits objets dans trois pièces, et beaucoup de vide autour. Il est inhabituel que Pierre Labat propose des pièces si petites, et pourtant la galerie n’a jamais parue aussi remplie, tant l’espace est saturé d’une intangible présence.
Né en 1977 à Quimper, formé aux Beaux-Arts de cette ville ainsi qu’aux Arts Décoratifs de Strasbourg, Pierre Labat s’est au fil du temps distingué dans le domaine de la sculpture minimale, produisant des installations aux dimensions souvent importantes, modifiant singulièrement notre expérience d’un espace. L’artiste, faute d’atelier, travailla longtemps d’après des maquettes de lieu, aboutissant fréquemment à des pièces confinant à l’architecture. Si les propositions de l’artiste ont toujours traité de notre appréhension de l’espace, « Mute » constitue dans son parcours une nouveauté et, pourquoi pas, un tournant. Pierre Labat a retrouvé depuis quelque temps une pratique d’atelier et depuis son rapport aux objets semble avoir évolué vers quelque chose de plus intime. Sa visite préparatoire lui confirma que, au regard de la relative petitesse de la galerie, une proposition plus modeste s’imposait. Aussi, l’artiste envisageait depuis un moment de créer des mobiles. Cette envie s’est affermie, quand, à la suite de la naissance de son enfant, il remarqua le fascinant ballet des jeux d’éveils placés au-dessus des berceaux. Ces différentes aspirations convergèrent vers Mute, un ensemble de petits objets suspendus, de petits matériaux simples que tout le monde peut acquérir et manipuler et dont l’ensemble pourrait « tenir dans un sac à dos ».
Pierre Labat a souvent défini son travail comme « minimaliste », ajoutant systématiquement qu’il s’inscrit en faux par rapport à une certaine lecture froide et formaliste de ce courant, lecture qui du reste ne tient pas lorsqu’on se penche sur la production de ses meilleurs représentants. Le minimalisme de Labat prend sa source dans la sensation, dans le quotidien et aussi dans une forme de douceur. Les « sculptures » s’imposent à nous par la pertinence de leur positionnement et la fragilité de leur équilibre. A aucun moment l’espace ne parait bouché, au contraire, on se prend à remarquer à la dernière minute la présence de certaines pièces. L’effet est là : on se met à évoluer à pas de loup dans l’espace, comme si nous nous trouvions dans le noir, alors que tout est bien là sous nos yeux. Les objets pour la plupart médiocres en taille comme en signification, se mettentà irradier. Pierre Labat confesse avoir cherché à « habiter le cercle de 2 ou 3 mètres de diamètre autour de l’objet » et c’est exactement ce que ressent le spectateur, qui évolue à bonne distance. La fragilité des dispositifs les fait osciller, par le truchement du déplacement du spectateur, mais aussi tout simplement celui de l’air ambiant et de la gravité. Les sculptures projettent une aura qui impacte significativement notre conscience du lieu, comme si elles étaient pourvues d’une forme de charisme.
C’est notamment parce que l’artiste a, par sa délicate mise en scène, su investir les vides entourant les pièces. Le visiteur comprend rapidement que l’espace entre celles-ci n’est pas un néant, mais bien partie prenante de l’œuvre. Ici Pierre Labat s’inscrit dans toute une tradition des « sculpteurs du vide », de Fontana à Klein. C’est un vide qui rappelle le concept japonais du « Ma ». « Ma », qui signifie « espace », « durée », « distance », « intervalle » est une idée qui traverse les différents territoires de l’esthétique japonaise. S’il est malaisé d’en relever ici toutes les subtilités, le « ma » se réfère notamment à la transition qui lie deux structures dans un espace donné, notamment l’une à l’extérieur, et l’autre à l’intérieur. On le retrouve dans la musique, la calligraphie ou le théâtre : c’est le vide habité qui lie deux phases d’expression et leur donne toute leur force. Le « ma » est au coeur de la pratique des artistes proches du mouvement « Mono-ha » comme Nobuo Sekine et Lee Ufan.
Le minimalisme de Pierre Labat pense l’homme comme partie de l’environnement, et non comme un monolithe hétérogène agissant à son gré dans un espace qui ne serait qu’un pur objet. Pour preuve, c’est que son minimaliste est autant un rapport à l’être humain qu’à l’item : chaque objet sélectionné est en effet aisément manipulable (la tasse et le journal) et appelle un certain rapport au corps ou à la nature (la branche et la serviette). La pièce la plus énigmatique est peut-être aussi la clé : une tige métallique aboutie par une boule de résine portant l’empreinte de la poigne de l’artiste. Comme si celui-ci avait serré la main de l’espace, dans un signe d’entente cordiale et de compréhension mutuelle.
Le titre Mute ou « silence » fait référence au supposé « void », « le vide ». Pierre Labat annonçait ici la couleur : ainsi, ce qui fait sens, c’est l’espace entre les choses (les sculptures et le spectateur), espace interrogé et valorisé, parce que c’est cet écart, variable, qui précise les rapports de force comme il modifie les contours-même des choses en question. Il n’y a en fait pas de vide, pas plus qu’il n’y a de silence, il n’y a que des territoires qui ne demandent qu’à être remarqués, chéris et investis. Mute est une invitation à penser que l’insignifiance n’est que notre incapacité à correspondre avec notre environnement, et que celui-ci, flottant et toujours mouvant, commande notre attention la plus haute. En établissant un nouveau rapport à l’environnement, plus lent et plus conscient, Pierre Labat reforge une alliance plausible entre macrocosme et microcosme, et préserve l’homme d’un isolement mortifère. Le voilà revenu à sa place, non pas au centre du monde, mais oscillant comme l’un de ses multiples composants.