Difficile de dire si, à la fréquentation des œuvres de Pierre Labat, le corps ou le regard se trouve en premier interpelé. Dans une salle d’exposition dont ne détournent ni couleur démonstrative, ni formes ostentatoires, ni fiction familière, se reconstruit le lieu tout entier, activé par le temps distendu de la déambulation et la diffraction des espaces successivement traversés. Chaque léger mouvement du visiteur est un surgissement des œuvres, dont l’équilibre et l’absence d’affectation, la tension, donnent l’illusion d’une simultanéité à la fois avec le lieu qui les accueille - qui pourrait les contenir depuis toujours et leur être contemporain - et avec celui qui les observe. Propices à une approche empirique, elles accordent aux formes ’pures’ et à la sérialité de l’art minimal une troublante humanité, la réminiscence d’éléments de représentation identifiables mais non identifiées, la marque de l’échelle mais aussi de la forme anthropomorphique, amenant à la conviction que ces œuvres sont, à de nombreux égards, vécues.
A travers quatre œuvres exposées, ce sont quatre mondes ou rapports au monde que partage Pierre Labat, dont la présence en creux trace la voie à celle du spectateur. Dans Strong Evidence, c’est l’extension métallique de ses cinq doigts qui, invitant le spectateur à y superposer sa main, fait le lien entre le vide la pièce et la frontalité de ses murs. Il y a chiasme entre la simple observation de cette forme, issue du vide et plantée dans la rigidité du mur, et sa lecture, qui identifie sa source corporelle plantée au sol, et son orientation vers le ciel, lieu immatériel.
« Solide élément de preuve », cette projection à la fois limitée par le mur et prolongée par l’esprit, dont les fermes diagonales rappellent les stigmates du Saint François d’Assises de Giotto, est le lieu paradoxal de confrontation entre des aspirations supraterrestres, mystiques ou non - le ciel comme siège du divin ou comme destination de la conquête spatiale -, et la présence sur le sol terrien de cet ailleurs - météorites et religions. Cette main prolongée entre en-deçà et au-delà est comme un pont entre le domaine supralunaire du système aristotélicien, monde uniforme et constant, et la Terre sublunaire altérable. Solide sérialité des formes, mais possible corruption du fer qui les constitue : c’est le contraste entre la puissance de ce déploiement et la contingence de son origine, la main de l’artiste.
Main que trahit l’empreinte d’une paume dans l’oeuvre composée de trois cercles, haute comme un homme. Ces cercles sont scellés à deux égards : étroitement reliés entre eux, ils sont aussi marqués par l’empreinte digitale, sigillaire de leur auteur. Le ’sceau’, du latin sigillum, diminutif de signum, le ’signe’, est bien convoqué ici au titre d’une main-signe : celle qui fabrique et celle qui touche. La première, ouvrière, est le « réel capital » du titre ; expression dérivée d’une gravure du XIXe siècle, sur laquelle un ouvrier en tablier, tendant ses bras devant deux camarades et un garde national, leur dit « faut pas perd ça d’vue - le vrai capital - le v’là ». Le réel capital, c’est ce corps agissant, cette ressource dont dispose l’artiste pour assurer sa productivité, sous un vocable éminemment politique et sociologique ; mais c’est aussi, par glissement onomastique, la réalité essentielle : celle d’une matérialité des œuvres, de l’évidence d’un corps-auteur / corps-matrice / corps-visiteur.
L’allusion anthropomorphique est en effet au cœur de cette œuvre qui s’inscrit dans le lieu comme une structure-étalon, qui définirait l’échelle humaine au même titre que l’homme de Vitruve du corpus léonardien : inscrit similairement dans un cercle, il touche du bout des doigts la modélisation géométrique de ses proportions. Pour autant, il n’y a pas un, mais trois cercles ; orbes cohabitantes, comme cohabitent celles des planètes d’un système au centre duquel la Terre n’est dogmatiquement plus. Sculpture où le corps peut pénétrer et s’inscrire, à l’échelle humaine telle que la souhaitait Carl Andre, elle est le siège de perceptions trompeuses et successivement déconstruites : c’est l’illusion d’un homme solidement campé au coeur de l’univers qu’abolit l’ambigüité de ces formes, rondes de face, ovales de biais, formant triangle pour qui les voit de haut.
Cette ambivalence de la forme, née de l’impossible définition d’un objet par la seule perception, est au cœur de The First Time I Ever Saw Your Face. Composée d’un rectangle blanc posé sur le mur, dont il répète la blancheur et la planéité, elle contient une autre figure : c’est à la fois un parallélépipède et la matérialisation, en creux, de la déformation qu’il subit lorsqu’il est regardé depuis le seuil de la salle. Cette œuvre, offrant simultanément une forme et la trace du premier regard porté sur cette forme, dit l’impossibilité de la saisir une fois pour toutes ; au contraire, composée de l’infini possible des angles de vue qu’elle permet, elle n’existe que dans l’addition de temps successifs.
C’est cette dimension à la fois spatiale et temporelle que joue ironiquement en simultané l’œuvre, dont le récepteur visuel contribue à la fois à faire et défaire la stricte structure, et dont le lieu d’exposition conditionne la perception. Là encore, Pierre Labat fournit une échelle de mesure : non celle du corps seul, mais celle de la salle, dont le champ de vision, déterminé par l’ouverture et sa distance au mur cimaise, où se confrontent l’abscisse du regard et l’ordonnée de la cloison, a commandé la réalisation précise de l’oeuvre. Définie par l’artiste, le spectateur, l’espace, le temps, elle est, quoique finie, en permanente réactivation, jamais complétée, sinon par la somme dilatée et impossible de ses expérimentations. Monde a priori orthonormé, il est de fait défini par l’instabilité, le pouvoir de basculement ; si l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, jamais l’on ne voit deux fois la même oeuvre. Quelle est-elle donc ?
Ce basculement perceptif est celui de la structure composée de demi-cercles métalliques, noués en leur centre par un point qui fait axe de symétrie. Symétrie centrale, mais aussi axiale, lorsque, se plaçant juste en face de l’un de ses arcs, l’observateur le perçoit alors comme une ligne verticale de part et d’autre de laquelle se déploient des courbes, œuvre imaginable dans sa forme essentielle, mais jamais observable de toutes parts au point de la saisir parfaitement, elle est concevable mais pas saisissable dans sa totalité. Au même titre que la finitude de l’esprit peut concevoir l’infini, ou se représenter l’irreprésentable, au fil des raisonnements par récurrence ou par induction des sciences expérimentales, de même le spectateur peut-il combiner en lui l’ensemble des points de vue qu’il expérimente par déplacement autour de l’oeuvre pour s’en faire la perception la plus complète qui soit. La complétude de l’objet n’induit pas celle de son appréhension, encore une fois, et c’est face à un faisceau littéral de chemins que l’observateur se trouve.
La structure-ossature, constituée à la fois des courbes métalliques et du vide qui les rythme, lie précisément sol et plafond par le biais de deux faisceaux similaires à ceux qui couronnent les colonnes supportant les croisées d’ogives. Système de poussée équilibrant de lui-même ses différentes forces, son caractère double, autoréférent, peut étonner : quelle surface soutient laquelle ? Faut-il maintenir la paroi au-dessus ou au-dessous de soi ? oeuvre aux tensions manifestes, la compression stabilisatrice de ses diverses parties suggère une tenségrité commune à plusieurs pièces de Pierre Labat ; oeuvre en mouvement malgré sa stabilité, elle est la matérialisation de ces flux invisibles dont l’influence est majeure sur les éléments physiques, tels que les courants marins, ou les champs magnétiques mus autour de la Terre à partir de son noyau métallique. Ce travail invoquant des forces en équilibre, la mécanique des fluides et de la physique des flux, est à la fois de l’ordre du phénomène et de la modélisation de ce phénomène.
C’est dans la tension permanente entre l’idée et sa mise en œuvre, entre le pouvoir de suggestion et la puissance de la forme elle-même, appréhendée diversement dans l’espace et le temps, que réside partiellement l’émotion. Surfaces trompeuses, considération critique de la planéité et de la matérialité, mais profond ancrage dans la réalité essentielle, contribuent au surgissement d’œuvres hétérotopiques : « lieux effectifs », « aux formes variées », que Foucault opposait aux utopies, auxquelles pourrait pourtant parfois, devant la linéarité des formes et la simplicité des matériaux, rattacher celui qui les traverse les œuvres de Pierre Labat. La construction symétrique de certaines de ses pièces, quasi spéculaire, fait surgir cet « univers réversible » où le sol est au ciel et le ciel au sol, ce « vertige cosmologique » auquel « vient s’ajouter un vertige métaphysique qui est comme le double intérieur » (Genette, Figures I). La dimension profondément anthropologique de ces pièces, leur prise en compte de la figure humaine non seulement en terme d’échelle, mais aussi en terme d’absente convoquée, cet être à la perception fragmentaire des œuvres, et pour autant invité par elles, ne fait qu’approfondir la question de leur pouvoir de suggestion. Non pas de suggestion hors d’elles-mêmes - quoique évoquant des sources, non nécessaires à leur complétude - mais dans leur constante réactivation, et l’illusion qu’elles se dressent, s’appuient au sol, sortent du mur depuis toujours et pour toujours, au prix de ce réel capital qu’est l’artiste démiurge.