Flatland {note}1, fable métaphorique du 19e siècle écrite par Edwin A. Abbott, est un monde bi-dimensionnel peuplé par des figures géométriques. Le héros, incarné par un carré, découvre au fur et à mesure de l’histoire l’existence d’univers et de dimensions multiples. Les œuvres de Pierre Labat plongent le spectateur, à l’image du lecteur d’Abbott, au cœur d’un voyage à travers des plans. Ses productions entretiennent une relation constante à l’horizontalité et la verticalité. À l’image de Donald Judd, « ses méthodes et ses instincts sont toujours ceux du peintre ». {note}2
Ainsi, Non-Alignés suggère une forme de notre quotidien, bien qu’elle ne soit pas immédiatement identifiable du fait de sa monumentalité. Les motifs représentent des symboles utilisés dans les logiciels de traitement de texte. L’œuvre fait référence aux pays dits "alignés" et "non alignés" durant la Guerre froide. Cette pièce, conçue aux proportions du lieu, crée son propre espace. Les trois figures choisies fragmentent la salle d’exposition et induisent une certaine circulation du visiteur. De plus, le corps du spectateur brise la planéité inhérente à Non-Alignés et devient alors la projection du motif à la verticale.
Lorsqu’une personne pénètre dans une salle de musée, sa première vision des peintures ou autres objets exposés est déformée par la perspective. Sur une surface plane, cette dernière donne l’illusion du volume et de la profondeur ; dans l’espace réel, elle modifie le regard. Partant de ce postulat, Pierre Labat conçoit alors l’installation The First Time I Ever Saw Your Face. Des panneaux de bois blancs sont disposés sur des murs distincts et sont légèrement décollés de la surface de ceux-ci. Leur forme centrale évidée est la représentation de la perspective de la salle vue de la porte d’entrée. La pièce est alors traversée de lignes directrices convergeant vers un point de fuite invisible. Pierre Labat joue sans cesse avec ce basculement de la seconde à la troisième dimension de manière parfois littérale mais non moins efficace.
L’aérienne et filiforme Hanglamp, en hommage à l’œuvre éponyme de Gerrit Rietveld, évoque, par la suspension de néons au centre d’une pièce, les trois dimensions. Les coordonnées que mesurent les trois droites indiquent notre emplacement sur terre. La Hanglamp fait donc référence au GPS, et par extension au satellite, ainsi qu’aux multiples outils que l’homme utilise pour se situer dans l’espace. Hanglamp devient alors une métaphore d’un environnement apprivoisé et mesuré. Par le biais de cette installation, le visiteur remet aussi en question ce qu’il perçoit en tant que sujet mais également le monde qu’il observe.
Le corps du visiteur reste l’unité de mesure avec laquelle se repère l’artiste dans ses productions. En effet, la base de la phénoménologie est le rapport du corps envers les éléments qui l’entourent. Par ses déplacements ou simplement par sa présence, le spectateur expérimente physiquement l’œuvre qui est « un lieu où la stature humaine doit constamment s’éprouver, nous regarder, nous inquiéter » {note}3. Cette dimension humaine devient omnisciente. Elle transparaît parfois en négatif ou par le vide. La main et le regard habitent la césure de Space Between tandis que des flux de personnes envahissent, dans un espace mental, Pinball Cyclo . L’artiste y suggère « une humanité par défaut » {note}4.
Par ailleurs, Pierre Labat introduit dans son travail une quatrième dimension : celle du temps de l’expérience. Cette dernière devient une matière première. Bien qu’immatérielle, l’artiste la sculpte et la façonne au même titre que les autres médiums qu’il utilise. Il endosse la fonction que Bruce Nauman qualifiait de « directeur de l’expérience du visiteur ». Ses œuvres provoquent plus qu’un simple trouble visuel et produisent une véritable situation spatiale où l’observateur se trouve projeté. Elles comprennent « le temps du voyage » que prend le visiteur pour éprouver une pièce et l’appréhender dans sa totalité tant physiquement que psychologiquement {note}5. Le spectateur change de statut. Il abandonne sa passivité au profit d’une participation pleine et entière. Les œuvres de Pierre Labat ne sont pas des objets finis et statiques en soi mais intègrent un temps actif dans leur fonctionnement. Le visiteur n’est cependant pas pour autant acteur, on le qualifiera plutôt de « viveur » au sens situationniste du terme {note}6. Il devient " co-présent " de l’œuvre dans la galerie {note}7. Ce processus, à l’image de celui de Gordon Matta-Clark, oblige le concours du visiteur par la nécessité de se mouvoir devant, à l’intérieur ou sur l’œuvre. Victor Burgin explique que la perception d’une œuvre monumentale s’effectue en différentes unités de temps. Au fur et mesure de ses déplacements dans la salle, le visiteur déduit et extrapole la forme véritable de l’œuvre sans pour autant la voir dans son intégralité. Il éprouve alors une expérience dans une durée vécue. Pierre Labat joue avec le temps et l’espace et offre ce que Robert Morris nommait une situation " élargie ".
La forme originelle de Pinball Cyclo relève autant de l’espace architectural que de la structure moléculaire. Elle émerge de la rencontre imaginaire entre trois cercles, métaphore des trois atomes composant la molécule d’eau H2O. Pierre Labat envisage cette gigantesque sculpture comme une composition géométrique, une peinture bien que l’œuvre soit en trois dimensions. Il transpose là encore les deux dimensions en volume. Le visiteur, une fois entré dans la structure, n’a le choix qu’entre deux directions possibles. Il est alors dans l’obligation d’exécuter le même parcours dans l’un ou l’autre cas. L’espace triangulaire que l’on découvre en entrant par l’une des portes évoque les différentes architectures des espaces publics telles les zones de transit des gares ou des aéroports qui influent sur nos déplacements sans que nous n’en prenions réellement conscience. Ces lieux sont conçus de façon à optimiser les flux de personnes et à les organiser. Chacun de nous emprunte donc des directions définies et étudiées à l’avance. En ce sens, l’artiste est proche des théories situationnistes par son analyse du pouvoir psychique de l’architecture sur les comportements humains. Ces chemins sont donc des itinéraires tout tracés qu’il nous suffit de suivre. L’artiste impose une situation dont le dispositif engendre automatiquement le comportement. Les visiteurs possèdent une liberté d’action très restreinte. Comme dans les " Corridors Pieces " de Bruce Nauman, l’artiste surprend le spectateur et le " met dans une situation délicate entre l’action et la non action, faire et voir {note}8. Pierre Labat suggère un passage non seulement physique mais aussi temporel {note}9. L’expérience s’opère et devient effective en fonction de sa durée. Le visiteur doit habiter l’œuvre et l’investir physiquement. L’image du flipper prend ici tout son sens. Bien que l’on sache que le départ de la bille se fait d’un point A et qu’elle arrivera toujours au point B, elle peut entre temps accomplir de multiples trajectoires. Plus elle restera en action, plus elle investira l’espace.
En observant les travaux de Pierre Labat, on ne peut s’empêcher de penser qu’il partage une sensibilité commune avec des artistes tels que Donald Judd, Carl André ou Robert Morris. Il emploie un vocabulaire proche mais dans une syntaxe sensiblement différente. Ses productions allient une simplicité, par des éléments formels dépouillés, à une complexité, par la relation qu’ils entretiennent avec leur contexte de monstration. Leur neutralité apparente vole en éclat dès que le visiteur entre plus en avant dans les pièces. Il y découvre alors une dimension poétique. L’idée reçue veut que le minimal soit « un art en retrait » et impose une distance entre l’objet et son observateur {note}10. Bien que cette notion de recul reste une composante essentielle de la vision, elle ne peut être un critère majeur de définition de l’art minimal. Mel Bochner explique que le minimalisme est surtout « une conscience vive de la phénoménologie des espaces ». Le visiteur et l’objet partagent le même plan sur un pied d’égalité, il n’existe pas de hiérarchie dans les éléments constitutifs de l’œuvre. Elle entretient un rapport avec l’ensemble de son contexte d’exposition. Pierre Labat partage ce goût pour les géométries épurées mais ce langage formel rigoureux n’instaure qu’une immédiateté feinte. L’unité visuelle de ses œuvres se brise une fois que l’observateur les explore. En effet, elles ne sont pas autonomes dans le sens où les artistes minimaux l’entendent. Elles n’entretiennent pas qu’une relation perceptive ou formelle par rapport à l’espace. Elles se dotent d’une charge émotionnelle forte. En fin de compte, les œuvres de Pierre Labat ne sont peut-être ni des sculptures, ni des éléments architecturaux, mais davantage des scénographies momentanées prétextes à la création de situation.
Texte de Karen Tanguy, Extrait du catalogue de l’exposition Pierre Duchêne - Pierre Labat
1Edwin A. Abbott, « Flatland », Paris : Editions Anatolia, 1996
2William C. Agee, « Donald Judd et les possibilités infinies de la couleur », in Donald Judd Couleur , Stuttgart : Hatje Cantz Verlag, 2000
3Georges Didi-Huberman, « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde », Paris : Les Editions de Minuit, 1995
4Je renvoie le lecteur au chapitre portant sur « l’anthropomorphisme minimaliste » développé par Georges Didi-Huberman, « Anthropomorphisme et dissemblance », in Ce que nous voyons, ce qui nous regarde , Paris : Les Editions de Minuit, 1995
5James Attlee, « Flame, Time and the Elements », in : Gordon Matta-Clark, The Space Between , Nazraeli Press, 2003
6Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations », Paris : Mille et une nuits, 2000.
7Claude Gintz, « Formes unitaires et reliefs multimédia dans l’oeuvre de Robert Morris », Artstudio , n°6, automne 1987.
8« Susan Cross, » Bruce Nauman : Theaters of Experience ", Ostfildern : Hatje Cantz Verlag, 2003
9« L’espace et le temps sont les seules formes dans lesquelles se construit la vie et dans lesquelles par conséquent il faudrait construire l’art », Naum Gabo & Anton Pevsner, Manifeste réaliste, 1920.
10Robert Morris, " Notes on Sculpture I & II ", in Artforum, février et octobre 1966 et Regards sur l’art américain des années 1960 , anthologie critique par Claude Gintz, Paris : éditions des territoires, 1979