Dois-je me tromper (Lettre à Laetitia Talbot)

Labat, Pierre, 2016

Dois je me tromper ? Devoir ici s’entendrait au sens du devoir ; mais aussi dans une idée de doute. On dit « je dois me tromper ». Il n’y a aucune certitude dans une exposition. Elle n’est surtout pas l’addition pure d’œuvres, qui seraient toute d’une qualité égale à celle de l’exposition. Une œuvre, sans aucun doute en elle même, se trompe. À prendre des axiomes pour la réussir, ou utiliser en son sein une œuvre existante aboutit à une certitude : elle se sera trompée. Je ne me trompe pas en imprimant l’empreinte de mon pouce et celui de ma femme sur la plaque de cuivre. C’est mon doigt, c’est le sien. C’est nous, en un endroit. Je me trompe peut-être en ne vernissant pas la plaque, laissant à tout visiteur curieux (mauvaise curiosité) le risque de toucher, d’imprimer son doigt et donc sa présence entre nous. Mais l’expérience de l’exposition m’a montré ; je veux dire par là que je me suis vu dans le reflet du cuivre, comme toute personne se plaçant devant. Alors une drôle d’identité m’est apparu : mon visage, mouvant, flou puis mon empreinte (une autre identité, présente sur la carte du même nom).

Il est une histoire qui dit que le tsar Nicolas 1er aurait dessiné une ligne droite sur une carte pour tracer le chemin du Transsibérien. Son doigt aurait dépassé de la règle, se trouvant sur la droite. Et alors la pose des rails aurait été telle que sur le plan ; avec au milieu de la Russie, après des kilomètres en ligne droite, une courbe, le doigt du tsar. Qui se trompe ? Le tsar en tracant ? Oui et non. Il a tracé son doigt. Les ouvriers ? Oui et non. Ils ont respecté le tracé. Nous ? Oui et non. L’histoire serait une fable. Mais elle est jolie.

Me suis-je trompé en choisissant ce plat d’acier ? Non, il est de dix centimètre par deux mètres. Comme une commune règle de maçon, utile à toute construction architecturale. L’acier n’est pas le matériau le plus facile à creuser, mais au moins ce « trou », à un mètre soixante seize restera. C’est ma taille, mesuré par mon doigt, que l’on voit ici (la taille et le doigt), comme on mesure un enfant, avec des traits de crayon successifs au mur. Je suis adulte, je peux donc gravé ma taille.

La carte donc. Objet pour ne pas se tromper. Mais quand même découvrir. La carte organise, mais elle montre aussi, un ailleurs, un endroit où nous ne sommes pas. Un enfant avec un planisphère dans son cahier sait que le Japon existe ; un automobiliste avec son gps peut venir à Arles, arriver sans encombre à un point précis, sans ne jamais savoir que le Rhône y coule (donc arriver sans se tromper ?). Le gps nous place toujours au centre, belle flatterie. C’est avec des outils d’une structure similaire à la sculpture centrale de l’exposition, L’Arpenteur, que la France a été cartographié avec précision. Il est étrange de penser que le terme technique qui a permis cette précision est la triangulation {note}1, avec des outils à trois pieds. Mais dans L’Arpenteur {note}2, on ne place l’œil nulle part pour regarder, ce sont les mains qui sont à voir. L’œil voit et le doigt montre. Mais le positionnement des pieds de la sculpture est hasardeux, instable, ces derniers étant tenus par les mains qu’ils portent.

Une empreinte de doigt (une salissure), une barre d’acier qui renvoie à un certain art minimal avec un trait très autobiographique, un appareil de vision où nos yeux sont cachés par deux mains, qu’y-a t-il à voir ? Un dessin figuratif : Nous ne pouvons là nous tromper. Il s’agit du dessin du premier rivage derrière le mur de la galerie, du premier outre-mer à la perpendiculaire de ce mur, comme vu par une fenêtre. C’est une pointe, près de Gourbit, en Algérie. Je ne me suis pas trompé, puisque j’ai trouvé ces informations sur internet ; qui plus est, sur google earth {note}3. Et l’on sait la capacité de cette entreprise à localiser quelqu’un ou quelque chose. Le paysage de cette pointe est en réalité, à l’écran, fait de facettes, recréée numériquement. Est ce que je vous trompe alors dans cette version re dessinée, plus proche pourtant d’« un » paysage que de celui trouvé sur internet ? Je crois surtout que la question est celle du regard que l’on porte sur l’autre rive {note}4. Qu’espère t-on quand on regarde un rivage et que l’on le pointe du doigt ? Ce dessin est mon premier dessin figuratif depuis dix neuf ans. À bien y regarder, il n’est pas si figuratif que ça, puisque constitué seulement de séries de traits au crayon orientés de façons différentes {note}5. Évidemment cet enjeu du paysage a été, pour moi, l’endroit pour me tromper. Mais la question n’est finalement sûrement pas là. La question est qu’une œuvre, même si elle a plusieurs entrées, ne parle pas de tout, et heureusement. Alors il faut en mettre plusieurs, comme les choses qui cohabitent dans l’atelier, le crayon et la fenêtre, l’écran et les traces de doigts, …

 

Consulter la documentation de l’exposition « Mano a mano », 2016.

1La triangulation est encore souvent utilisée par les gps, puisque qu’il faut trois satellites pour avoir une position géographique

2L’Arpenteur est aussi évidemment inspiré des pieds utilisés pour la photographie, tripode en anglais

3Je me permets d’appuyer sur l’aspect ironique de cette phrase

4Une œuvre de 2014, présentée à l’artothèque de Pessac dans l’exposition « Charleston », s’appelait Amerigo Vespucci, du nom du navigateur portugais

5J’y vois peut-être la présence des dessins de Sol Lewitt, réorganisés en coteaux

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