« Il y a une expression que j’aime beaucoup, elle est très... très importante pour moi, "peut-être bien, peut-être pas. » {note}1 Marisa Merz
Merci de bien vouloir. Voilà un drôle de titre d’exposition. Une parole automatique. Une norme administrative qui passe inaperçue. Une formule de politesse qui résonne comme une injonction faussement polie. Un titre aussi passif qu’agressif. Un titre incongru. Quelque chose comme le ni vraiment, ni vraiment. Un titre qui nous invite à entrer dans la zone du presque. Un espace d’indétermination où tout et rien à la fois ne sont ni beaux ni moches ; ni comique ni tragique ; ni social ni individualiste. C’est dans cette zone du presque, aux nuances intensément grises, que Camille Beauplan recherche des sujets pour en travailler les photographies à l’ordinateur, puis aux pinceaux sur le mur, la toile, le bois ou encore les tissus achetés sur les marchés.
Dans la zone du presque, son quotidien est devenu une ressource illimitée.
Originaire du Lot-et-Garonne, Camille Beauplan a grandi dans une famille de viticulteur•trices, dans les vignes et la terre amoureuse. Elle envisage alors la ville comme un territoire exotique. « Je reste une campagnarde fascinée par la dimension glauque de la ville » {note}2. Son regard capture des accumulations irrationnelles, des paysages factices, des couleurs aussi éteintes qu’outrageuses, des bizarreries ordinaires. Ainsi dans un parc avec sa famille, sur le parking d’un supermarché, dans la rue, l’artiste observe un écosystème urbain en proie à de constantes mutations et truffé de situations absurdes dont elle raffole. Que voit-on ? Les jambes d’un homme ivre qui sortent d’un buisson, une inscription en arabe bombée en rose sur un mur, la soucoupe prête à déborder d’un pot de fleurs, les fesses et les jambes nues de sa fille Aimée, des plants de tomates qui poussent dans un piano entreposé sur un trottoir, l’ambiance froide d’une salle d’attente à l’hôpital, un jeu destiné aux enfant•es installé dans un square. Il n’y a pas vraiment de corps, ils y sont fragmentés, partiellement ensevelis ou détournés. Presque des corps. Presque une ferme, presque une porte, presque un porc, presque l’autonomie, presque la campagne : les titres des œuvres attestent de la zone grise que l’artiste explore sans relâche. Lorsqu’elle vivait à Saint-Ouen, Camille Beauplan s’est attachée aux détails architecturaux, aux aberrations intentionnelles menant à l’inconfort collectif, aux conséquences de la gentrification à laquelle elle participe elle-même. Elle photographie ce que nous ne prenons pas ou plus la peine de regarder : des signes, des objets, des motifs, des textures doté.es d’existences invisibles. Des presque riens. Elle s’amuse des « quartiers verts », des initiatives écobobos, qui, si elles sont motivées par de belles volontés, sont souvent éphémères. Des projets qui révèlent, entre autres, la théorie de la tragédie des communs (Garret Hardin, 1968), à savoir notre incapacité à gérer, à entretenir et à prendre soin une ressource commune {note}3.
À propos du concept du joli-laid, Alice Pfeiffer écrit que « le moche assumé comme tel est une promesse de renouveau, de disruption, de réinvention. » {note}4 Camille Beauplan peint les « instants médiocres » de sa vie tout en jouissant des imperfections, des névroses et des dérives qui font partie intégrante de son quotidien.
Des instants « sur le fil, presque bien, mais pas tout à fait ». Elle s’amuse sincèrement de la bêtise et de la médiocrité des sociétés humaines. Sans jugement, l’artiste travaille les images d’objets et de situations qui traduisent les mécanismes de désirs constamment insatisfaits, d’inquiétudes maternelles, d’errements aussi collectifs qu’intimes, de vulnérabilités, d’isolement et d’invisibilisation des catégories sociales les plus précaires. Des objets et des situations qui manifestent une esthétique de l’échec. L’artiste est ennuyée par la beauté et l’efficacité. « Je peins des trucs qui ne fonctionnent pas. Des trucs nuls. Je suis aussi nulle que mes sujets ».
Elle déploie une expérience empathique des échecs constatés. La zone du presque est une zone finalement extrêmement située à l’intérieur de laquelle Camille Beauplan n’affirme absolument rien. Par le presque, elle s’extrait de la pensée binaire, si rassurante et si excluante, pour lui préférer une pensée de la fluidité, du trouble, du doute et de l’indécision. Une pensée aussi faillible que la société dans laquelle elle se promène.
« Pas de séries, c’est la vie ! ». Les œuvres ne sont pas pensées par thématiques, elles accompagnent le cours de son existence. Elles traduisent plastiquement le cheminement de son regard et de son rapport à un écosystème quotidien. Ce que nous voyons n’est pas si facile à définir, et c’est tant mieux. « Le déséquilibre est magnifique ». La zone du presque refoule les certitudes obsolètes pour nourrir les hypothèses d’une plasticité spéculative où chaque sujet, soigneusement choisi et travaillé, ouvre un potentiel narratif dense et complexe. Presque une autobiographie.
1MERZ, Marisa. OBRIST, Hans Ulrich. « When We Say “Beautiful” We Are Alive : Marisa Merz”, in Mousse, septembre 2009.
2Certaines formules entre guillemets sont extraites d’une conversation téléphonique menée avec Camille Beauplan le 21 août 2022.
3HARDIN, Garrett. La Tragédie des communs. Paris : PUF, 2018 (1968).
4PFEIFFER, Alice. Le goût du moche. Paris : Flammarion, 2021, p.139.