Res nullius. Par ce terme, les romains désignaient les « choses sans maître », qui n’appartiennent à personne. Poisson dans la mer, champignon dans la forêt, gibier pour la chasse, etc. La règle veut que le premier à s’en saisir en devienne le légitime propriétaire.
Les tableaux de Camille Beauplan nous donnent aussi à voir des « choses nulles », mais cette fois au sens littéral du terme. Ils montrent des choses qui sont nulles. Inutilisées, car inutilisables. Choses annulées et choses qui annulent. Des choses qui nous annulent et nous rendent nuls et non avenus.
Les places, les parcs, les lacs, les jardins d’enfants, les rampes de skate, les cimetières qu’elle dépeint sont vides d’humains, mais occupés par des aménagements à la fois étrangement familiers et foncièrement étranges. Tout paraît pourtant « normal » au premier coup d’œil et on serait tenté de passer chemin, mais quelque chose finit par nous attraper. Peut-être l’arbitraire des couleurs ? Peut-être la lumière trop pure ? Peut-être certains objets flottant comme en apesanteur. Le mobilier urbain devient alors matière à contemplation, comme dans les « peintures métaphysiques » de Chirico, mais sans avoir besoin d’aucun artifice surréaliste pour parvenir à cette fin.
La balançoire du square Marmottant à Saint-Ouen a l’allure des selles de vélo dont Picasso faisait des têtes de minotaure. Sourdement hostile, aucune mère sensée n’y laisserait monter ses enfants. Elle donnerait presqu’envie de fuir, mais difficile d’aller se réfugier dans les buissons de l’arrière-plan, réduits à des à-plats de couleur comme un décor de théâtre. Au fond, l’immeuble n’a pas de porte et à droite, une seule fenêtre lévite sur la façade, indices d’une architecture aberrante. Impossible de trouver sa place dans ce tableau, dont la perspective subtilement dépravée ôte même à l’œil du spectateur le privilège d’être le point à partir duquel les éléments s’organisent.
Théophile Gautier disait qu’« Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne sert à rien ». Si c’est vrai, alors l’escalier figuré dans Sous la cité Bergson à Saint-Etienne est absolument magnifique. Sa dérangeante spirale est digne de la géométrie impossible d’un tableau d’Escher, avec des marches et une rampe semblant appartenir à deux plans d’existence différents. L’humain téméraire qui s’y risquerait rejoindrait sans doute une autre dimension. Autour de lui, des passerelles décalées défient les lois de la gravité. Les couleurs aussi déraisonnent : certains troncs d’arbres ont la même couleur que les piliers de pierre ; d’autres sont plus noirs que les ombres elles-mêmes ; le long des branches, des feuilles vertes semblent avoir été ajoutées par un Douanier Rousseau égaré dans ce songe lovecraftien.
Dans Les jeux au square Anatole France dit « L’araignée » à Saint-Ouen, les couleurs tranchées, les lignes parallèles et la profondeur annulée donnent l’impression d’être entré dans l’espace artificiel d’un jeu vidéo, où il s’agirait de résoudre quelque énigme en mode Point and Click. La juxtaposition d’un tourniquet trop net au premier plan et de feuillages trop flous au-dessus révèlent un bug dans la matrice. Les filaments rouges de l’araignée au centre rappellent les polyèdres des premiers dispositifs de réalité virtuelle. Toujours aucun humain en chair et en os, même si les barres des immeubles herculéens de l’arrière-plan doivent pouvoir en héberger des milliers.
Res nullius. Choses nulles. Ces espaces publics devraient pourtant être à l’usage de tous. Propriété pour personne, mais appropriable par chacun. Pourtant il n’y a personne. Tout est trop propre. Le temps s’est arrêté. Silence de mort. Les villes de Camille Beauplan sont des cités-fantômes qui feraient mentir Bruno Latour : « Il n’y a pas des hommes nus d’un côté et des objets inhumains de l’autre ». Mais si, les objets peuvent être tellement inhumains qu’ils en annulent les hommes. Pire encore : ce mobilier urbain qui déforme l’espace-temps autour de lui n’est pas constitué de « choses sans maître ». Ces objets ne servent à rien, mais ils servent encore un maître invisible : celui qui les a conçus et impose à travers eux aux citoyens de passer leur chemin pour faire place nette.
Longtemps, les économistes ont pensé que les choses offertes à l’usage de tous subiraient immanquablement la « Tragédie des Communs », menacées de ruine par des humains incapables de partager sans abuser. Mais les objets de Camille Beauplan nous montrent un autre visage de la Tragédie, lorsque des ressources deviennent des « anti-Communs » par sous-utilisation. Ce qui devait être utile à tous s’avère inhabitable, déserté, abandonné. Seul l’artiste choisit de rester pour peindre un savant mélange de paysage et de nature morte, où la vanité est remplacée par une vacuité non moins poignante.
Pourquoi faire œuvre de ces espaces publics mis en échec ? Chez Hannah Arendt, les œuvres sont justement parmi les choses celles construites pour durer, qui ouvrent un monde commun entre les hommes, au sein duquel ils peuvent inscrire ensemble leurs paroles et leurs actions. Habituellement, c’est l’envahissement par la foule, la saturation par la publicité que l’on dénonce pour évoquer la crise de l’espace public. Camille Beauplan en présente un autre aspect, plus profond peut-être : un trop vide à la place du trop-plein, mais c’est toujours l’incapacité à faire chose publique qui transparaît dans ces lieux.