Camille Beauplan, photographe à l’entrée du trou noir

Benoît Forgeard, 2022

Dans Mon Oncle, après quatorze minutes et trente-neuf secondes, Monsieur Hulot enjambe les débris d’une façade écroulée, frontière entre village et ville moderne.
Comme il a fait tomber une brique, descellée du muret en ruine, il revient sur ses pas et la remet en place. Soigneusement. Ça n’est pas grand chose, à peine une briquette, un élément insignifiant, désolidarisé d’un tas appelé à disparaître sous peu. Le niveau zéro de l’existence. Une brique, qui ne peut même plus se justifier de faire partie d’un mur. Un truc pourri, indigne de mobiliser une équipe de tournage. Et pourtant, Tati ne veut pas contribuer davantage à la destruction de ce qui subsiste encore, non pas motivé par la mélancolie (il se serait penché de la même façon sur un panneau de signalisation neuf, tombé de son mât), mais par l’intime conviction qu’il faut traiter à égalité les êtres animés et les choses posées là, artefacts de l’activité humaine, qui, bien qu’inertes, n’en participent pas moins à l’ordonnancement du monde.
Un plot de chantier, un manège moche, des pancartes immobilières, tout ce qui gâche le paysage de la plupart des gens, font la trame où Camille Beauplan découpe ses tableaux. Et pour l’avoir écouté parler du monde avec un mélange d’inquiétude et d’espoir en ce qu’il recèle de trésors cachés, je sais que, pareille à Monsieur Hulot, elle travaille secrètement à réenchanter l’univers, en partant de la base.

Un exemple.
Camille Beauplan représente trois sushis dans leur barquette, posés sur la borne d’un parking.
C’est de prime abord, un spectacle consternant.
Quelque soit votre religion, et même si vous êtes athée, vous n’imaginez pas un instant que, si le paradis existe, ces trois sushis puissent un jour y être admis. Même s’ils se sont offerts gratuitement à l’appétit d’un malheureux.
Comme la brique de Monsieur Hulot, ces limaces écarlates, vautrées de façon navrante sur leur édredon de riz, croupissent dans l’infra-monde des rebuts, quasi nulles, hors de portée de toute approche poétique.
Mais voilà, par la médiation d’un regard, qu’une rencontre se produit.
Un CD gisant sur un passage piéton, une coque de téléphone abandonnée sur un banc anti-SDF, le flyer d’une soirée mousse accroché aux branches d’un arbre nu, pourraient aussi bien susciter l’intérêt de Camille Beauplan. Ces réunions fortuites entre objets aux missions éloignées ne sont pas rares dans notre monde. Force est de constater que le sushi du Leclerc a sans doute plus de points communs avec la balise de parking qu’avec le saumon. Ça n’a rien de la rencontre surréaliste entre la machine à coudre et le parapluie que décrivait Lautréamont, c’est au contraire un rapprochement logique, comme il s’en passe des millions chaque jour entre les choses, attirées les unes vers les autres, englouties dans ce trou noir que constitue l’humanité elle-même.
Ces situations, trop dépourvues de sens pour faire évènement, méritent néanmoins d’être consignées, dessinées, peintes, enregistrées.
Mais peu sont ceux qui s’en soucient et y prêtent attention.
C’est pourquoi Camille Beauplan se tient à l’affût, sa caméra cachée à l’entrée du gouffre, là où les bidules de l’univers convergent et dérivent, avant de sombrer dans un oubli qu’aucune plaque commémorative ne viendra jamais soulager.

Dale Cooper, l’agent du FBI envoyé en mission à Twin Peaks, n’opère pas non plus de hiérarchie parmi la foule bigarrée de ce qui est. Tout fait indice. Il vient à bout de l’énigme comme Georges Braque entendait faire de la peinture. Par soustraction. Sans rien ajouter, en découvrant pas à pas l’image dissimulée derrière un voile de poussière blanche, à l’aide de tel pinceau pour dégager le jaune, tel autre pour le rouge.
De la même manière, à partir d’une photo, Camille Beauplan déblaie tout ce à quoi nous sommes trop habitués, ce réel que notre cerveau s’empresse de construire dès qu’on porte le regard, et qui s’interpose entre la vérité et nous. Eliminant les ombres, le fond du décor, les détails parasites, elle isole et met en lumière. C’est seulement lorsque tout est nettoyé, qu’elle se met à peindre. Quand ils traitent l’image d’un pan du cosmos recueilli par un télescope, les astronomes travaillent de façon similaire. Ils effacent les rayonnements, les déformations de l’espace-temps. Parce qu’ils vous diront que rien n’existe jamais en soi, selon des contours clairement définis. Tout irradie, diffuse, déborde, interagit. Et dans ce fourmillement, ce combat incessant pour se manifester à la lumière, les choses infimes et vagues sont hyper vulnérables, si bien qu’à moins de forcer leur apparition, on risquerait de ne jamais les voir.

Mais pour attraper la fragilité des choses vaines, il ne suffit pas d’agir sur l’espace, il faut agir sur le temps.
Arriver au bon moment.
Cinéaste du presque pas, Camille Beauplan met en scène de microsuspenses.
De la soucoupe posée sous un pot, voici l’eau du robinet prête à déborder. La tension est totale. L’accident, sur le point d’advenir. Il fait partie de ces évènements qui passent sous le radar des chaînes d’informations et constituent de ce fait un excellent sujet pour un artiste. Car si Camille Beauplan n’en parle pas, qui en parlera ? Qui dira la beauté de la nappe d’eau miroitante prête à faire un pas de côté dans l’indifférence générale, alors même que ce moment ne se reproduira jamais plus ?

 

Réponse au texte de Benoît Forgeard par Selim Bentounes, dans le cadre de Autour de l’exposition « un autre regard »..., événement organisé dans le cadre de Merci de bien vouloir, les arts au mur artothèque, Pessac, 2022

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