Destiné

Clare Mary Puyfoulhoux, 2022

Un coin de ciel. Il prend un coin de ciel et le transporte ailleurs. Cela avait été fait avant lui, et les nuages de Baudelaire l’ont fait, et la mélancolie de Kaspar Friedrich le fait, tout Turner. Il prend un ciel de quartier populaire, sa teinte. Il est possible, du ciel, de prélever une teinte, d’en faire une toile. C’est un matériau synthétique, léger. Cela vole, une étendue caresse ainsi ailleurs, le ciel. C’était un ciel, c’est sur un ciel. Une teinte rappelle. C’est un quartier populaire qui est celui où il vit, c’est un quartier populaire qui est celui où il expose. Ce qu’il expose, c’est de dresser un drapeau dans le ciel. Un drapeau c’est un signe qui manifeste, qui s’approprie, qui signale, un indicateur. Ici, c’est une caresse, et ce n’est presque rien puisque ton sur ton, puisque le ciel : immatériel.

La feuille A4. Le commun, socle commun, l’imprimante, le livre, la ramette, le papier, le blanc du papier, le bureau, le polycopié, temps presque suranné. Espace. Invite à montrer. Format générique, européen. Support de tant d’informations, de savoirs, vecteur. Arbre, poubelle, et au milieu : feuille de papier. En Europe, au Japon : la feuille A4. Résulte de la feuille une nomenclature, des outils, un cadre de lecture, des attentes. Kontakt part peut-être de là. A4, format de base de tous les logiciels bureautiques – accessible, banal. Ce sont des gens qui sont invités, depuis dix ans. Investissant l’espace offert par l’artiste, qui est l’espace connu de la feuille, l’espace commun de notre temps, ces gens offrent à leur tour un geste et la feuille ensuite, jonction entre le mailart artisanal, tangible d’autrefois et l’immensité immatérielle du présent, se télécharge et s’imprime. Aussi simplement que ça.

Il est possible d’imaginer Alex Chevalier à son bureau, soulignant le terme de public dans la locution « espace public ». Il est possible aussi de lire la sensibilité politique du geste, sa portée. Il est possible enfin de voir la grande précision des protocoles, leur articulation fine. C’est léger, précieux – de l’infime, on rejoint l’infini (in-finie). Que dire en effet de cette pratique sans adresser son économie ? Cela se voit, cela s’emporte, s’imprime, s’envoie, se reçoit (Alex édite des cartes postales qu’il envoie à qui demande), se duplique, s’épuise. C’est dans une lignée qu’Alex Chevalier s’inscrit (lire à ce sujet son entretien avec Thierry Fournier). Évidemment imprégné de la culture du fanzine, de l’édition, du concept, la pratique se tient sur le seuil : entre geste et œuvre, tellement ouverte, offerte qu’elle échappe au rapport du fétiche, ou le déplace.

À un moment, Alex Chevalier produit une affiche dans le cadre d’une exposition. Sur l’affiche : « la perte du langage ». L’affiche va à son endroit sur les murs de la ville de Toulouse, sauvage. Elle est multiple et accessible en exposition, à emporter et coller, invitation à partager les frissons transgressifs de qui parle à la ville, street artiste ou militant. C’était 2014, ça reviendra souvent. L’abîme du langage, disruption dans l’oeil, le slogan recyclé, recouvert, replacé, qui n’est plus publicitaire ou politique mais horizon nouveau, (re)conquête par l’intérieur. C’est, comme à chaque fois, notre perception qui trébuche puis sourit, le geste réinjectant une part d’humanité dans la saturation urbaine, agissant comme une adresse à l’endroit du passant, un message enfin destiné.

« En 2008, alors que Julien Coupat est arrêté à son domicile suite à ce que la presse appellera ensuite pendant dix ans « l’affaire Tarnac », la police a saisi 27 livres dans la bibliothèque du révolutionnaire, les jugeant « dangereux pour la sécurité de l’État ».
La bibliothèque noire

Alex Chevalier recopie. Il tape, au clavier, lettre à lettre, le contenu d’ouvrages existant. Il éprouve, lit ou ne lit pas, se confronte à des textes, les déchiffre. Le geste est minimal, tragi-comique, transgressif encore. Copiste contemporain, l’artiste rajoute du labeur (puisque les textes, parmi lesquels des tracts, se trouvent facilement), mimant peut-être le geste d’un enquêteur cherchant à débusquer le danger dans ces caractères alignés à l’intérieur des 27 livres prélevés sur les 5000 que comportait la bibliothèque de l’incriminé. Le travail est en cours. Chaque livre est relié de manière artisanale, comme on le ferait d’un document interne, administratif. Les couvertures sont noires, anonymes, bien faites pour la vie clandestine. Elle s’exposent et le contenu se consulte. Lorsque le dispositif est exposé, il est possible d’imaginer Julien Coupat sinon lisant (on sait le sort que l’on réserve aux textes qui s’accumulent dans nos bibliothèques), du moins pensant lire chacun des ouvrages, d’imaginer aussi les vies et moteurs des différents auteurs rassemblés, les forces de l’ordre y décelant les preuves d’une menace que la personne de Julien Coupat ou le mouvement du Comité Invisible incarneraient, d’imaginer enfin l’artiste copiant et pensant lui-même à cela, recopiant pour cela, ces mots finalement anodins, communs, peut-être même rébarbatifs ou techniques, par lesquels il lui faut passer pour que nous voyions la disproportion à l’œuvre.

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