« Un jour Zhuangzi s’endormit dans le jardin. Il fit un rêve. Il rêva qu’il était un papillon qui voletait çà et là dans le jardin. Au bout d’un moment, fatigué de voler, le papillon s’endort. Il fait un rêve. Le rêve qu’il est Zhuangzi. Soudain Zhuangzi s’éveille. Il sait qu’il est, mais il ne sait pas si il est le vrai Zhuangzi ou si il est le Zhuangzi du rêve du papillon. Il ne sait pas si c’est Zhuangzi qui a rêvé du papillon ou si c’est le papillon qui a rêvé qu’il était Zhuangzi. »
Tchouang-tseu, Zhuangzi, chapitre II, Discours sur l’identité des choses
Se sont-ils rencontrés dans le jardin de Zhuangzi, dans le pré de Ponge, le champ de l’art, dans une cour d’atelier, une étoffe, un habit, un habitat, à l’angle de la rue, du métro, dans un jeu de cartes, une constellation ?
Romain pratique l’« aiguille » ; il fabrique, tisse, brode, coud la trame, le filet qu’Alex capteur de « traces » empreinte, jète, projette, collecte, pour attraper le « papillon » que Stéphanie recueille, interprète, écrit, imagine… mais est-ce lui qui rêve l’exposition ou bien est-ce l’exposition qui rêve le papillon ?
Pour l’espace de la Galerie Houg, Stéphanie invite Alex, ensemble ils convient Romain, cadavre exquis entre artistes, enchaînement par affinités le temps de mettre en commun ce qui fait œuvre pour chacun, de les rassembler pour faire œuvre ensemble.
Dans le pli de la feuille, conversation fantôme en triangle, Romain, Alex et Stéphanie échangent autour de la question du geste, de la matière, de l’espace, de la fiction, de l’autre… Aiguille, Papillon, Traces.
Alex, Romain et Stéphanie sont assis autour d’une table et discutent.
ALEX
(…) le geste, simple et répété que l’on retrouve dans mon travail devient de plus en plus un geste délaissé. Il est écrit sous la forme de protocoles qui servent à la réalisation des œuvres par qui veut les activer et les exposer. Il est important pour moi que ceux-ci ne fassent appel à aucun savoir-faire particulier afin d’en faciliter la lecture et la réalisation.
ROMAIN
Le geste a une part importante, surtout par la trace qu’il laisse, le résultat qu’il produit. Auparavant, je passais systématiquement par une « interface » dans la production de mes pièces : le pinceau, la spatule, la lame de la scie... J’essayais le plus possible d’en effacer la trace. Aujourd’hui, j’assume d’avantage le geste et ce qu’il produit, allant jusqu’à travailler à main nue. Non pas dans l’idée d’une gestuelle « lyrique », mais parce qu’elle reste pour moi le meilleur outil, faite d’imperfections, d’aspérités.
Silence. Alex se lève et quitte la conversation sans dire mot.
ROMAIN
Pendant très longtemps, j’ai essayé d’être dans le contrôle de la matière et ne travailler qu’avec celles qui me l’autorisaient. La découverte de la résine acrylique à été une véritable révolution dans mon travail ! C’est une matière qui prend très vite et laisse peu de place à la retouche. C’est un matériau que je n’ai jamais réellement réussi à maîtriser et c’est ce qui me plaît chez elle. La résine acrylique m’a imposé d’assumer un résultat, une forme dans laquelle elle joue un rôle presque aussi important que le mien… Aujourd’hui, la matière, quelle qu’elle soit, est devenue actrice de l’œuvre et joue un rôle plus ou moins déterminant dans la forme que l’œuvre va prendre.
STÉPHANIE
Pour moi, le rapport à la matière ne se joue pas de la même façon puisque j’utilise différents types d’oxydation, de ponçage ou de reflets pour animer les surfaces de mes œuvres, comme si elles étaient prises dans un entre-deux, contenant ainsi leurs propres virtualités avant un revirement de situation, un dernier changement d’état.
Silence. Alex revient.
ALEX
Pardon, je réfléchissais sur ce que l’on se disait plus tôt et j’ajouterais que si mon travail est bien plus souvent écrit au sein de carnets que réalisé à l’atelier, c’est également pour lui permettre une certaine souplesse et ainsi de jouer avec l’espace de « monstration », que ce soit la page, ou l’espace de la galerie.
ROMAIN
Nous parlions du rapport à la matière dans notre travail.
ALEX
Pardon. En ce qui me concerne, je dirais que les supports que j’utilise sont dans la majeure partie des cas des supports que je trouve et exploite tels quels, sans aucune modification afin d’en préserver, voire même d’en révéler l’histoire. Ainsi, les marques du temps inscrites dans ces supports deviennent partie intégrante des dessins que je réalise.
ROMAIN
Pour revenir sur ce que tu disais quant au rôle de l’espace, mes premières réflexions s’attardent sur le rôle de l’espace entre les pièces. Ça a toujours été extrêmement important pour moi, l’espace physique. Combien de pas faut-il faire pour aller d’une œuvre à l’autre par exemple. L’exposition est comme un paysage où chaque sculpture en est un des éléments constitutifs et où le vide permet à l’œil de compléter ce paysage devant lequel il se trouve.
STÉPHANIE
L’espace d’exposition est un espace de transformation où des forces actives sont mises en présence. Pour Gilles Deleuze {note}1, il faut « susciter des événements petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. »
Stéphanie sort du carnet se trouvant devant elle de petits morceaux de papier qu’elle manipule et présente à Alex et Romain. Romain acquiesce de la tête.
Cette idée m’intéresse et c’est en cela que la question de l’échelle est importante dans mon travail. Je suis attentive aux gabarits que je rencontre et les fais varier : les objets produits sont à l’échelle de leurs référents ou réduits, comme c’est par exemple le cas pour la petite peinture de Vilmos Huszar que je transpose au format de la carte à jouer.
ROMAIN
Le récit est présent à plusieurs endroits dans mon travail. Il s’inspire beaucoup de l’imagerie de l’archéologie, des cultures et territoires lointains mais aussi, et presque surtout, des formes qui les ont fantasmé. J’ai toujours trouvé fascinants ces objets capables de générer un récit. Je parle aussi bien des objets que l’on peut voir dans les vitrines des musées d’archéologie et d’ethnographie que des objets auxquels on accorde une croyance, de l’ex-voto au porte-bonheur.
ALEX
Manipulant une des cartes que Stéphanie lui a donné plus tôt.
A contrario, les projets que je réalise ne font pas appel à la fiction, il me semble que ceux-ci s’ancrent dans une certaine réalité, ainsi que dans notre quotidien.
STÉPHANIE
Me concernant, si je prends la métaphore littéraire, les histoires ont besoin d’espace et les personnages ont besoin d’air autour d’eux pour exister. Julien Gracq dit d’ailleurs que l’événement n’affecte pas seulement la temporalité, mais aussi l’espace, qu’il éveille au temps et au regard, puis au récit. Il parle également des historiens comme poètes, non pour leur écriture, mais pour leur capacité à faire apparaître des perspectives, des lignes de fuite, des pentes, une idée qui me plaît assez, je dois bien l’avouer.
Silence.
ROMAIN
Tous les trois, nous nous retrouvons sur beaucoup de réflexions et références sans jamais les interpréter et les manipuler de la même manière. L’idée de travailler ensemble ne tient pas, il me semble, d’une cohérence dans nos pratiques, mais d’affinités qu’on peut avoir les uns avec les autres : mon travail rejoint celui de Stéphanie à un endroit qui échappe à celui d’Alex. Il en va de même entre celui de Stéphanie et celui d’Alex et entre celui d’Alex et le mien. C’est à mon sens dans cette complémentarité des relations que se situe l’enjeu de l’exposition.
STÉPHANIE
Je dirais même que l’exposition que nous présentons à la Galerie Houg est pour moi un territoire commun où déployer des gestes, instaurer des présences et ouvrir des possibles. Il s’agit de penser avec les œuvres.
1dans Contôle et devenir, entretien de Gilles Deleuze avec Toni Negri, publié dans Futur antérieur, 1990