Thierry Fournier : Pourrais-tu s’il te plaît décrire le projet Kontakt et ses origines ? Depuis quand le mènes-tu et quel en a été le déclencheur ?
Alex Chevalier : Kontakt né durant un voyage avec un ami à Berlin à l’automne 2012. À ce moment-là, j’ai déjà une pratique de l’édition importante et dirige un journal qui se nomme Di Spuren, un journal d’esthétique et de contestation dans lequel j’invite des artistes, camarades et autres penseur
euses à contribuer d’une façon ou d’une autre. Durant ce voyage donc, nous visitons plusieurs musées et rencontrons à différentes reprises des fonds Dada très importants et intéressants, et il est vrai que si je connaissais ce travail en image, de les voir en vrai m’a permis de comprendre l’intelligence du pli et les possibilités qu’offre le papier, un point qui va d’ailleurs devenir récurrent dans mon travail éditorial. J’ai toujours eu l’envie de créer mon propre espace afin de diffuser une pensée et un travail, qu’il soit artistique et/ou politique, aussi, un soir, en rentrant à l’auberge de jeunesse où je logeais, j’ai dessiné sur une feuille A4 que j’avais avec moi ce qui sera Kontakt par la suite.Tu revendiques la dimension curatoriale d’un tel projet. En quoi qualifie-il ton approche ?
Il m’a fallu un certain temps avant de comprendre que diriger un projet comme Kontakt relevait de l’acte curatorial. Pour moi c’était un projet de partages et de rencontres de contenus. Plus tard, du fait mon amour pour l’histoire de l’art, des pratiques de l’art conceptuel et de l’édition, j’ai découvert des approches et des projets menés par d’autres artistes et éditeurs qui semblaient similaires, je me suis donc construit une famille artistique et curatoriale à cet endroit-là.
Au fil de mes lectures, deux citations ont marqué mon approche et mon propos : « Au lieu de durer trois semaines, l’exposition dure cent soixante-quinze pages. » {note}1 et « Éditer un livre peut être très similaire à l’acte curatorial. Comme curator indépendant, j’ai toujours considéré l’exposition comme un médium et dans ce sens, cela peut prendre des formes très différentes, et même celle d’un livre. » {note}2 – je me retrouve pleinement dans leurs mots. Le livre (je parle du livre comme référent à tout type de pratiques éditoriales incluant le livre, le poster, le tract, la carte postale, etc.) est un espace de partage qui transforme le la lecteur ice en acteur ice de l’exposition, un point important pour moi tant j’assimile la déambulation que l’on opère dans le livre à celle que l’on fait dans un espace d’exposition de type white cube.
Comment choisis-tu les invité
es de Kontakt ?C’est très variable, mais cela naît généralement d’une rencontre et d’un attachement envers un travail et/ou une pensée, ce qui fait aussi que l’ensemble des invité
es est très hétéroclite. J’aime le challenge d’inviter des personnes dont l’édition n’est pas forcément le premier médium ; l’idée étant pour moi de pouvoir diffuser le plus justement possible une proposition.Est-il arrivé qu’elles ou ils s’en emparent et le transforment ou le diffusent d’une manière spécifique voire imprévue ?
À la sortie de chaque numéro, chaque invité
e (et je dirais même chaque lecteur ice) est libre de diffuser son numéro (ou d’autres, ceci dit), comme il elle le souhaite. Certains numéros ont servi à des performances et sont des invitations à manipuler l’objet - comme le numéro 14, réalisé par Céline Ahond, qui nous invite à découper un carré dans la feuille et à regarder le monde au travers de la page. Je sais que certains numéros ont également été diffusés à l’occasion d’expositions et des artistes ont également imprimé des numéros sur des papiers colorés, mais tout cela leur appartient, c’est aussi le propos et l’ambition de ce projet que d’être lu et manipulé de multiples façons.De plus en plus de projets associent exposition et publication – François Trahais et toi l’aviez d’ailleurs traité avec #after - de l’édition à l’exposition présentée au CAPC de Bordeaux en 2019. Comment interprètes-tu ce mouvement ? Une réactivation des enjeux historiques ? Une réappropriation par les artistes ?
Je crois qu’il y a plusieurs choses en jeu dans ces intérêts multiples pour l’édition, le multiple, le mailart, le Do It Yourself, etc. En premier lieu, j’y vois un aspect financier. Depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, nous traversons une crise économique importante et les artistes qui vivent déjà sur avec des économies très fragiles doivent encore se réinventer et trouver de nouvelles formes. Ne pas oublier que l’édition a toujours été très active et qu’il y a de nombreux projets qui vivent pleinement leur vie de leur côté, sans passer par la reconnaissance d’un certain milieu de l’art. Aujourd’hui, ces projets refont surface, c’est bien. L’histoire de ces pratiques est primordiale, on ne nous l’enseigne que trop peu en école d’art… À la fin des années 1960, alors que les premiers objets éditoriaux reconnus comme tels naissent, nous sommes dans une période économique très compliquée, il ne faut pas l’oublier. On le sait, les conceptuel
Je ne suis même pas certain qu’il y ait quelque chose lié à l’histoire de l’art. De par mes multiples rencontres, discussions, mais aussi d’après différents workshops que j’ai menés en école d’art sur des questions éditoriales, je note tout de même un manque d’intérêt important pour l’histoire de ces formes si spécifiques. Problème d’enseignement, problème de forme, problème d’approche, je ne sais pas, mais c’est un constat récurrent que j’ai pu partager avec des proches. Ce qui, à mon sens, est une chose regrettable.
Pour ma part, j’ai grandi avec l’édition, le fanzine punk et l’envie de faire et diffuser de l’art, il semblait logique que je me tourne également vers ce médium et approche de l’art. Et il est vrai que l’Histoire joue un rôle très important dans mon travail et que j’ai à cœur d’en parler au travers des différents projets que je mène, qu’ils soient curatoriaux (c’était par exemple le cas de l’exposition que tu cites), éditoriaux ou artistiques...
Comment qualifierais-tu les relations et différences entre tes différents projets éditoriaux et curatoriaux comme Kontakt, Di Spuren, Post, Situations, Displays, P.O.D, etc. ?
Tout est intimement lié et les ponts entre les différents projets se font seuls, mais s’il est vrai qu’il y a une constante, je dirais que c’est l’envie de créer des espaces. De trouver des solutions et des possibilités de montrer un travail artistique, qu’il soit le mien, ou pas. Comme je le disais plus tôt, j’ai toujours eu à cœur de créer mon propre espace de monstration et ainsi m’interroger sur les différentes modalités de présentation d’un travail donné. Très naturellement, cela a pris diverses formes, d’abord éditoriales, avec des projets comme Kontakt, Di Spuren, ou même Les invisibles, qui est une exposition qui prend place au cœur de son propre catalogue, où clairement, en tant qu’éditeur et curateur du projet, je dessine et modèle l’espace selon mes désirs. Dans des projets comme Displays, un ensemble de protocoles de monstration à activer ou encore Espace, je m’adapte à l’espace en le redessinant, en jouant avec son architecture et en en modifiant certaines données techniques. Cela peut-être très simple, comme de peindre un fond coloré sur un mur, ou délimiter un espace au sol.
Il me semble que le questionnement sur la transformation minimale qui ferait œuvre d’un espace constitue un enjeu récurrent dans ta pratique, est-ce le cas de Kontakt ? Cette approche a-t-elle une dimension politique ?
Le geste au sein de mon travail est souvent très minimal et joue des espaces dans lesquels il est montré. Que ce soit la répétition d’un même geste vertical, le fait de tracer à la bombe aérosol des signes communs, plier une feuille en quatre, proposer une exposition dans un livre, etc. naît d’une envie de travailler à partir de référents communs à toutes et tous. Le politique, qui a pu avoir sa place et être même directement montré par le passé au sein de mon travail est désormais intégré au travail-même et devient un élément constituant de celui-ci. La parole est commune, les espaces sont quotidiens et le geste concis. Si l’on fait un pas de côté, et pour poursuivre dans cette idée, on pourrait aussi parler de la gratuité du projet, de la diffusion sur internet, du faible coût des éditions qui est un point très important pour moi et que l’on pourrait voir comme une forme d’engagement dans le politique.
Plus généralement encore, comment relierais-tu les deux pratiques d’artiste et de curateur – maintenant et dans tes projets à venir ?
Les deux sont très intimement liées, si ma pratique artistique évolue vers un point, une question, un geste, alors ma pratique curatoriale suit et des projets autour de ces mêmes questions voient le jour. Ce n’est pas tant une volonté et une chose que je provoque, disons qu’il s’agit plus d’un besoin pour moi de comprendre et voir ce que d’autres ont fait et de le montrer d’une façon ou d’une autre. De la même façon, je vais acheter de façon compulsive nombre d’ouvrages et me renseigner sur telle ou telle approche artistique, curatoriale, éditoriale…