La fin de quelque chose

Edward Welch, 2023

Au cours d’un voyage vers le sud de la France, autour ou après la traversée de la Loire, il y a toujours un moment où les choses changent. La lumière, l’air, les tuiles, les maisons en pierre plutôt qu’en brique : tout indique que les climats nordiques sont en train de disparaître et que le pays prend des allures d’Europe méridionale. La région explorée par Justin Partyka est cette zone liminale où le nord devient le sud, et où la lumière prend la douceur caractéristique et la pointe de chaleur qui signalent la transition vers un nouveau régime climatique. Elle se situe également entre l’atmosphère océanique de la côte ouest et les hautes terres intérieures du Massif central à l’est. La région était autrefois connue sous le nom de Poitou-Charentes, avant que l’un des remaniements administratifs périodiques de la France ne l’intègre à la Nouvelle-Aquitaine, une vaste partie du territoire qui s’étend de la ville provinciale de Poitiers jusqu’aux Pyrénées.

Les images de Partyka capturent une liminalité et une indétermination qui sont à la fois temporelles et climatiques. L’éclat d’un mur ocre dans le soleil du soir ou le bleu concentré d’un ciel d’après-midi peuvent nous donner une idée de l’endroit où nous nous trouvons. Il est plus difficile de déterminer quand nous nous trouvons. Les vieilles voitures abîmées, les façades de magasins défraîchies et le mobilier urbain ad hoc que Partyka nous montre sont un trait caractéristique de la France rurale. Ses villes et villages ressemblent souvent à des musées à ciel ouvert de l’enseigne, du commerce et du design automobile français remontant au vingtième siècle, sauf que les voitures, si ce n’est parfois les magasins, sont toujours en activité. En s’attardant sur ces choses, Partyka met en évidence les discontinuités omniprésentes de la modernité française. La France a longtemps rêvé de l’avenir et tenté de le concrétiser par des formes technologiques, des infrastructures et d’autres types d’ingénierie avancée. Des entreprises automobiles comme Citroën, avec des modèles tels que la BX, au dynamisme anguleux, ont mis à la portée du grand public des machines spectaculaires et sophistiquées. Cependant, ces symboles de l’avenir coexistent avec les rythmes cycliques qui persistent dans un pays dont la taille signifie qu’il est encore (en termes géographiques, mais de moins en moins en termes démographiques) plus rural qu’urbain.

L’effet cumulatif crée quelque chose qui ressemble à un paysage de rêve de la France provinciale, un mélange de souvenirs de vacances d’été dont le temps et le rythme étaient déterminés par les temporalités de la vie rurale : la boulangerie qui ferme pour le déjeuner, les volets clos des maisons dans la chaleur de l’après-midi, le sentiment d’ennui naissant qui, pour le philosophe Henri Lefebvre, fait partie intégrante du tissu de la vie quotidienne. Mais comme le sont souvent les paysages de rêve, la France de Partyka est composée d’objets insondables, de coïncidences et de rencontres. Ce qui ressemble à une marionnette s’est calé à côté de la lame rouillée d’une scie circulaire. Une pile de pneus se dresse, menaçante, derrière une fenêtre, retenue uniquement par le grillage de la vitre. Un cygne en porcelaine jaune fait son nid sur une sorte de coupe de fruits. Une vitrine présente une collection de radios à transistors comme s’il s’agissait d’un stock frais. Le bric-à-brac s’accumule et rassemble les gens autour de lui comme un vestige et une relique du temps passé.

Il y a quelque chose de surréaliste dans le regard de Partyka, dans l’attention qu’il porte aux combinaisons bizarres, aux aléas du tas de ferraille et à l’intérêt qu’il suscite chez les gens. Il s’attarde sur des points, des espaces et des lieux où l’imagination peut se mettre à l’œuvre et où une combinaison fortuite peut provoquer la rêverie. Partyka se demande s’il n’assiste pas à la fin de quelque chose, au reflux et à la disparition des vieilles habitudes. Pourtant, la fascination pour la camelote et sa circulation sans fin montrent également la persistance insistante de l’ancien. Tout porte à croire que cette persistance est aussi une résistance, ou peut-être une indifférence à l’impulsion belliqueuse et homogénéisante du capitalisme, dont la force s’exerce néanmoins à travers les centres commerciaux qui consomment l’espace et le temps à la périphérie des villes de France.

Les contradictions de la France contemporaine, et nombre de ses tensions politiques actuelles, résident dans la coexistence de ces différents modes et impulsions de vie. Le train hypermoderne à grande vitesse côtoie (au sens propre comme au sens figuré) des modes et des rythmes de circulation apparus à des époques technologiques antérieures. Ce n’est pas pour rien que l’enquête de Partyka dans le nord de la Nouvelle-Aquitaine est structurée par le réseau ferroviaire régional du TER (Train Express Régional). En parcourant chaque ligne, Partyka peut profiter des trains locaux qui desservent les arrière-pays ruraux et continuent plus ou moins à les incorporer dans le tissu national. Le dispositif de la traversée et du transect aligne le projet de Partyka sur d’autres explorations photographiques notables de la France urbaine et provinciale : la mission photographique de la DATAR dans les années 1980 ; le travail de Thibaut Cuisset et d’autres dans le cadre de l’Observatoire photographique du paysage, en cours depuis les années 1990 ; le tour de France en solitaire de Raymond Depardon au début des années 2010. Elle nous rappelle une fois de plus l’imbrication persistante de la photographie et de la France, et la manière dont la photographie, depuis ses débuts, a été un moyen privilégié de représenter, d’imaginer et d’appréhender le territoire et les paysages complexes qui constituent la nation française.

L’intérêt des images de Partyka réside dans la manière dont elles mettent en évidence les tensions et les contradictions de la France, ainsi que les formes spatiales, matérielles et territoriales qu’elles prennent. Ses images nous montrent aussi que ces contradictions se manifestent souvent dans des endroits banals ou inaperçus. Comme l’observe Partyka, il s’agit de remarquer des choses à côté desquelles passeraient la plupart des gens. Il s’agit également de se rappeler que c’est dans les endroits où l’on passe et que l’on ne remarque pas que l’on tombe souvent sur de grandes vérités du monde ; et ceci parce qu’il s’agit d’endroits où l’imagination peut se mettre à travailler.

 

Première publication dans le magazine Source #113, hiver 2023

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