L’art des ténèbres

Andrew Lambirth, 2009

La plupart des expositions de photographies peuvent être regardées de manière tout aussi satisfaisante depuis un fauteuil avec un livre de reproductions de haute qualité, mais pas The East Anglians. Cette exposition comprend 58 photographies en couleur, qui doivent être vues in situ, d’une part en raison de leur échelle (certaines sont très grandes) et d’autre part en raison de leur obscurité, qui ne se traduirait pas bien sur la page imprimée. L’obscurité n’est pas aidée par les cadres noirs légèrement démesurés, qui ajoutent un air funèbre à la procédure, mais ce n’est peut-être pas inapproprié dans un corpus d’œuvres qui fait la chronique du déclin d’un mode de vie. Ces images à l’atmosphère intense racontent l’histoire de communautés en déclin et de moyens de subsistance en voie de disparition, de la perte de ce lien intime entre l’homme et le sol qui est à l’origine de tant de nos problèmes aujourd’hui. Il n’y a aucune raison de s’en réjouir.

Entre 1950 et 2000, le nombre de personnes travaillant dans l’agriculture en East Anglia a chuté de près de deux tiers, les petites exploitations n’ayant pas réussi à faire face à la concurrence de l’agro-industrie. Justin Partyka a passé les huit dernières années à explorer les vestiges d’une culture agraire autrefois florissante, à la recherche des troupeaux et des pistes oubliés, des fermes abandonnées et des personnes qui vivent encore de manière précaire de la terre. Il a suivi une formation de folkloriste à Terre-Neuve et a apporté à la tâche qu’il s’est assignée la méthode du chercheur. Ce ne sont pas des photos artistiques, bien qu’il y ait de l’art dans leur composition. Il ne s’agit pas non plus d’une simple documentation, car Partyka franchit délibérément la ligne de démarcation entre la sentimentalité et la rigueur formelle. Dans la lumière restreinte du hangar gris qu’est le Sainsbury Centre, ses photos brillent d’un éclat sombre.

Il favorise le crépuscule hivernal pour photographier ses sujets, et bien que certains considèrent cette exposition comme davantage consacrée aux personnes qu’à l’agriculture, parmi les meilleures images figurent des paysages vides. Une piste d’ornières remplies d’eau s’enfonce dans la brume le long d’un champ bordé d’arbres ; un poteau télégraphique solitaire accentue l’isolement du brouillard, articulant paradoxalement l’obscurité ; un renard mort est suspendu à un fil barbelé ; une grange en tôle ondulée est accroupie au ras de la terre dans un ciel bleu pâle.

Parmi les photographies de personnes, celle du coupeur de roseaux avec ses oreillettes, sa combinaison bleue et ses cuissardes est rapidement devenue la préférée, car elle répond à l’attente d’une rencontre entre le passé et le présent. (Les fagots de roseaux à l’arrière-plan ressemblent à des tiges d’antan, tandis que les vêtements sont plus contemporains). Un groupe d’images de ventes de bétail donne l’occasion de juxtaposer les visages de ceux qui travaillent la terre dans une assemblée animée. Deux vieux garçons accompagnés d’un épouvantail dans un champ de choux de Bruxelles figurent dans l’une des plus grandes photographies. La forme n’est pas trop définie dans ces images, elle glisse facilement dans une indistinction lunatique, ce qui suggère qu’elles sont destinées à être lues à une certaine distance et non pas étudiées de près. L’une des images les plus poignantes est celle d’Eric Wortley, âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, dont la famille cultive cette terre depuis des générations, assis chez lui au coin du feu. Portrait d’une espèce en voie de disparition.

 

Première publication dans le magazine Spectactor le 10 octobre 2009

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