« Tout individu porte en lui-même un ensemble...

Sophie Lapalu, 2015

« Tout individu porte en lui-même un ensemble de réflexions, d’intentions,c’est à dire de réticences, qui le voue à une existence oblique. » {note}1

Les réticences ne sont pas seulement une forme de réserve mêlées de désapprobation, ce sont aussi toutes les omissions volontaires. Garder pour soi ce qui doit être révélé peut ainsi, en matière criminelle, constituer un délit de faux témoignage. Soutenir ses réflexions et maintenir ses intentions participeraient à créer une forme de complot – dessein secret de celui qui refuse l’état du monde dans lequel il se trouve contraint. Voué à une existence oblique, l’individu désaxé conteste en lui-même l’ordre imposé de la parallèle et de l’angle droit. Il bascule tous préjugés, renverse les acquis, s’oppose à l’ordonnancement fixe et mesuré. « Vivre à l’oblique » pourrait être le mot d’ordre de Jean Bonichon ; ce natif de la Creuse, avant de s’affirmer comme artiste, a été jongleur de rue, ferronnier d’art, ébéniste, berger, fromager. Il est entré à l’École Supérieure d’Art de Clermont-Ferrand à l’âge de 32 ans et comprend alors qu’il a trouvé sa place. Mais cette place est glissante comme la pente qu’il a lui-même savonnée et qu’il remonte inlassablement, dans une performance – entendue dans toute sa polysémie – de 45 minutes (De l’équilibre par les obliques, 2015). Le corps élancé de l’équilibriste et la dégaine d’un Buster Keaton, il ne cesse, Sisyphe moderne, la tête tendue vers l’avant, les bras repliés vers l’arrière, d’avancer. Une jambe est lancée avec prudence alors que le pied arrière glisse dangereusement. L’artiste est entraîné par la gravité mais, persévérant, tente de résister à la force de l’attraction. De cette performance, il en a tiré une vidéo des plus énigmatiques, où le plan incliné est ramené à l’horizontale ; tout le corps est alors dangereusement penché, telle une figure de proue posée dans le vide.

Vivre à l’oblique, c’est aussi relier des points, en permettre le rapprochement le plus rapide. En résidence à Deux Angles à Flers, l’artiste imagine un jumelage singulier, une « distorsion géographique » comme il le dit lui-même. Ainsi reproduit-il sur un grand pan de tissu vert les écussons des villes principales du territoire où il se trouve, aussi appelé la Suisse normande. Puis il part en Suisse romande afin de faire porter cet étrange costume à d’heureux bovins encore dans les alpages. Cette improbable rencontre est retranscrite dans une vidéo où l’on perçoit, au sein d’un décor de forêt de sapins, une femme – la bergère – approcher avec délicatesse les vaches presque revenues à l’état sauvage. Elle tente de revêtir l’une d’elles de la cape créée par l’artiste. Seule Kidaï, dite aussi « Tout mou », se laisse approcher ; mais elle ne garde pas longtemps la tunique sur le dos (Kidaï, dite « Tout mou », 2015). Tout à coup, nous nous rappelons cette phrase du poète Olivier Cadiot : « Ajouter ici une histoire vraie à propos de gens qui aiment leur vache jusqu’à leur tisser des couvertures sur mesure. » {note}2 Nous ne sommes pas très éloignés d’un tel amour ; l’artiste a en effet choisi de collaborer avec deux bergers suisses épris de leur métier. Transhumanciers, ils restent 4 mois dans les alpages afin de produire un lait au goût de fleurs. Au sein de l’exposition, l’étrange vêtement orné d’héraldiques se perçoit depuis la rue (Tunique normande pour vache suisse, 2015). Il apparaît derrière la vitrine sur laquelle Bonichon a installé un drapeau inventé par ses soins pour la Suisse normande : une croix découpée sur fond vert.

Vivre à l’oblique, c’est contrer l’ordre imposé, c’est refuser le découpage sectoriel de l’espace et du temps, tel une horloge dont on aurait ôté le balancier. C’est, comme le fait l’artiste, oser les collages incongrus, faire surgir une beauté surréaliste de la rencontre fortuite entre un coucou suisse et un paysage de montagne sculpté dans du beurre. Bonichon trace les raccourcis les plus déraisonnables tandis que le temps fait son œuvre et vient tacheter de moisissure les pâturages formés dans la graisse (Coucou Suisse élevé au beurre normand, 2015). Tout aussi lisse que du beurre, mais blanche comme du lait, une forme indéterminée transparaît derrière la verrière du second espace d’exposition. Oblongue et percée en son centre, elle est inclinée contre un mur vert-de-gris et déposée sur des cordes d’amarrage teintes en rouge. Face à elle, sa jumelle paraît flotter sur une mer de corail. Un sentiment d’inquiétante étrangeté se dégage de cette composition paysagère minimaliste, qui invite à la contemplation silencieuse. Ces deux immenses sculptures nous sont familières mais il nous est pourtant impossible de reconnaître ce qu’elles évoquent... Ne les avons-nous pas rencontrées sur le blason rouge de la ville de Flers, lui-même reproduit sur la cape portée par « Tout Mou » ? La ville tirait autrefois sa réputation de la filature et du tissage ; Deux Angles, le lieu d’exposition, était lui-même une ancienne teinturerie. Or ces deux formes blanches reproduisent celles des navettes bateau utilisées sur les métiers à tisser. Bonichon, lui, entremêle les fils pour naviguer entre le passé du lieu et le présent de l’exposition, entre l’outil reconnaissable et la disproportion de ses dimensions. Les sculptures paraissent avoir été créées afin de pouvoir y glisser les cordages de paquebot sur lesquels elles reposent, comme si ces deux navettes étaient les véritables outils permettant à l’artiste de tresser son œuvre.

Alors que, spectateur en déséquilibre, nous cherchons à fixer l’image, nous nous souvenons qu’en traversant la passerelle qui relie les deux espaces nous avons lu du coin de l’œil une inscription sur le mur, tracée de manière enfantine : « Une langue apprivoisée est un oiseau rare ». Ce que nous avons cru être un graffiti sauvage réclame tout à coup un sens. Est-ce un indice ? Que doit-on comprendre de cet énigmatique proverbe suisse ? Que nous dit-il de l’horloge déréglée, de Kidaï la vache sauvage et des navettes monumentales ? Tandis que la signification se dérobe sous nos pieds, de nouvelles perspectives s’ouvrent. Les lignes de fuite des paysages créés par l’artiste ne convergent pas en un même point, elles se croisent sur une infinité de plans et ne cessent d’élargir l’horizon – tendu à l’oblique, évidemment.

1Maurice Blanchot, « La parole quotidienne » (1962), dans L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 355.

2Olivier Cadiot, Retour Définitif et durable de l’être aimé, P.O.L., 2002

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